Tyrannie de la poussière
de Philippe Simon

critiqué par Débézed, le 20 septembre 2022
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Gourmandise de la pensée
Voilà un nouvel auteur que je découvre chez Cactus inébranlable et dès son troisième aphorisme, il m’a déjà convaincu … ou presque :

« En général ceux qui sont revenus de tout ne sont jamais allés bien loin. »

Vous conviendrez avec moi que c’est plein de finesse et d’esprit, tout ce que j’aime. Pas étonnant, l’homme, d’après sa biographie, possède une culture littéraire déjà bien diversifiée et tout aussi étoffée. Il utilise certaines figures de style, j’ai notamment remarqué quelques zeugmas, de même qu’il n’hésite pas à détourner des expressions consacrées pour leur donner un autre sens souvent fort incongru ou plein d’humour. Comme il l’écrit : « Je veux juste laisser chanter les mots, au gré du cœur et des maladresses », ce dont nous nous réjouissons !

Dans ses aphorismes, il évoque notamment le monde qui se défait, l’écologie, la société, l’économie en déconfiture, la vie de plus en plus difficile pour plus en plus de terriens :

« Nous habitons à crédit notre époque percluse de dette ».
« Supprimer les fromages au lait cru ! Autant supprimer les fromages ». L’apprenti producteur de lait que je fus ne peux qu’abonder avec enthousiasme.

Il distille aussi quelques propos plus philosophiques, plus politiques, plus empreints de réflexion sur la décomposition sociale :

« C’est si facile de risquer la peau des autres. C’est d’ailleurs le principe même de la guerre ».
« Il y a des provocateurs. Moi, je serais plutôt « anti ». il y a des anticonformistes. Là, j’en suis ».
« La solitude, mais bien sûr qu’elle existe ! Elle habite au nord du drame, là où diables et dieux n’ont jamais cru à l’existence de l’âme ».

Mais, je prends un certain plaisir à conclure cette liste, en citant ce dernier aphorisme empreint de sarcasme et d’ironie :

« Une promenade avec un vélo électrique ? Pourquoi pas l’amour avec une poupée gonflable ? »

Philippe n’est peut-être jamais passé dans ce coin de Corse où j’ai récemment lu cette inscription au fer forgé :

« La créativité est la gourmandise de la pensée ». Mais, s’il ne l’a pas lue, je suis sûr qu’il la ferait sienne bien vite.
Tout bonnement ! 8 étoiles

À lire des recueils d’aphorismes du CACTUS INÉBRANLABLE, j’en viens à penser qu’ils disent, plus qu’un roman ou, parfois, une plaquette de poésie, l’homme ou la femme qui les a écrits. Si Buffon a déclaré "Le style, c’est l’homme", a fortiori un recueil d’aphorismes.

C’est particulièrement le cas pour ce recueil de Philippe Simon, ce Normand qui a été instituteur et journaliste à Ouest-France, entre autres auteur de textes de chansons, qui ne veut rien posséder au sens propre (ni prof, ni boulanger, ni épouse), a le don du don (« Donner ne me coûte rien. C’est ne pas pouvoir donner qui me coûte beaucoup. ») et qui va « par monts et par mots » depuis sa naissance à la fin des années 50 à Coutances.

Amateur d’huîtres (qui "garderont toujours quelques mystères" pour lui), ayant pour seule fortune les mots, aimant autant les points-virgules qu’il ne goûte point les points d’exclamation, il est attentif à la qualification des mots dans la phrase (les verbes en fleurs, les adjectifs diaboliques, les adverbes – trop ? – sucrés).

"Tout bonnement" (le début d’un de ses aphorismes) aurait aussi été, je trouve, un bon titre à cette palanquée de phrases bien tournées qui parlent de lui et du monde, d’une enfance douce amère…

Il y a de la gravité et des blessures (« Le poète laisse ses blessures saigner sous le vernis des mots ») qu’on devine (« On souffre comme on aimait : trop ») dans ces évocations du passé (« Je suis né par hasard, j’ai grandi comme j’ai pu. Je m’en irai par inadvertance. »), On le lit nostalgique de ses vingt ans (« arrivés trop tôt ») quand il était (presque) sûr d’être immortel, quand l’An 2000 de son enfance était « si merveilleux »…

"L’enfance est un chagrin qui ne dort que d’un deuil", écrit-il.

Ou encore : "Dans ma famille, le bonheur était une option."

Mais de sa mère, il écrit : « Je suis riche de toi qui m’as donné la vie. »

Regrettant l’existence des frontières qui ont précédé les barbelés, il a cette formule : « Les professeurs, qui voulaient m’enseigner la géographie, n’ont jamais bien su où me situer. » Animé d’un bel esprit d’indépendance, épris de liberté, il se méfie des maîtres qui peuvent basculer tyrans et, il va sans dire, de la poussière qui tyrannise, entendez par poussière les vacuités de l’existence, le trop mortel.

Ecrire, dans les différents genres qu’il a pratiqués, a certainement été pour lui une bouée de sauvetage, un phare dans la brume de l’existence, ainsi qu’il l’exprime : « Ecrire, c’est mettre en vie en jeu pour tenter de la sauver. »

En le lisant, on sauve de même un moment de liberté au tumulte des jours ; on en sort réconforté, un peu moins con, un peu plus fort.

QUELQUES APHORISMES extraits du recueil...

Mes souvenirs d’enfance, je les ai dépensés jusqu’à leur dernier franc.

Est-ce une société secrète qui fabrique les mystères ?

Le peuple a raison quand il vole un sou d’honneur et de justice.

L’épouse s’efface quand la maîtresse s’épile.
La Norvège, le pays où les rennes sont rois.

Je n’ai jamais bradé mes mots au vent des banderoles.

Dialogue de mouches : « Tiens, une nouvelle réunion qui commence. – Encore un sale moment à passer.«

Je n’ai constaté aucune désertion dans les rangs de mes soldats de plomb.

Ça lui fait une belle jambe à l’homme d’avoir marché sur la Lune.

Il y a deux âges dans la vie : celui où on ignore que la vie est tragique ; et celui où on le sait.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 22 mai 2023