De la curiosité
de Alberto Manguel

critiqué par Poet75, le 1 juillet 2022
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
La curiosité n'est pas un vilain défaut
« Je suis curieux de la curiosité ». Ainsi commence ce copieux essai de l’écrivain argentino-canadien Alberto Manguel (né en 1948), qui se poursuit ainsi : « L’un des premiers mots que nous apprenons dans l’enfance est pourquoi. » Désireux d’en savoir plus sur ce monde auquel nous appartenons, avides d’en comprendre le fonctionnement, les rouages, et d’en sonder les mystères, nous ne finissons pas, si nous demeurons fidèles à nos curiosités enfantines, de demander pourquoi notre vie durant. Utilisée selon cette acception, non seulement la curiosité n’est pas un « vilain défaut », mais elle est, au contraire, une qualité ô combien précieuse, à la base de tout questionnement philosophique ou scientifique. À quoi il faut aussitôt ajouter, comme le fait Manguel, que « cette curiosité est rarement récompensée par des réponses significatives ou satisfaisantes, mais plutôt par un désir accru de poser d’autres questions et par le plaisir de converser avec autrui. »
Dans le vaste parcours que propose l’écrivain, nombreux sont les livres, les auteurs, les chercheurs qui sont nommés, cités, commentés : la Bible, le Talmud, Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Dickens, Lewis Carroll, Lévi-Strauss ou Primo Levi et bien d’autres encore. Mais ce sont deux autres personnalités qui scandent tout l’ouvrage de leur présence obsédante : Dante et son guide Virgile, tous deux parcourant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis de la Divine Comédie. Ce n’est que tardivement, à la soixantaine, que Alberto Manguel s’est décidé à faire cette lecture et bien lui en a pris : c’est elle qui alimente de son questionnement chacun des dix-sept chapitres de l’ouvrage, tous se présentant en point d’interrogation précisément : Que voulons-nous savoir ? Comment raisonnons-nous ? Qu’est-ce que le langage ? Que faisons-nous ici ? Qu’est-ce qu’un animal ? Quelles sont les conséquences de nos actes ? Pourquoi les choses arrivent-elles ? Qu’est-ce qui est vrai ? Telles sont quelques-unes des questions que pose Manguel, convoquant alors Dante et Virgile et d’autres témoins pour composer des chapitres en forme de méditations sur l’un ou l’autre aspect de la Divine Comédie. Précisons-le, même ceux qui n’ont pas lu le livre de Dante n’éprouveront pas de peine à apprécier les toujours pertinentes réflexions d’Alberto Manguel.
À cela s’ajoute, au début de chaque chapitre, un court texte tirant sa matière d’un épisode autobiographique. Chaque fois, Alberto Manguel propose un lien intéressant entre ce qu’il va développer dans son chapitre et un élément de sa propre vie : de son enfance à Tel-Aviv, par exemple (où son père était ambassadeur) ; de sa distraction quand il était enfant, au point qu’une fois il se perdit en rentrant de l’école ; de la méthode dont usait un professeur de littérature ; des deux langues dans lesquelles il fut élevé, l’anglais et l’allemand ; de l’impossibilité de trouver des mots en certaines circonstances ; de la difficulté de se reconnaître soi-même sur certaines photos ; des règles qu’on impose aux enfants pour distinguer, sinon séparer, filles et garçons ; des deux chiens qu’il eut dans sa vie ; d’un tableau de Lucas Cranach ; de deux sœurs canadiennes qui transportèrent de l’héroïne (peut-être) sans le savoir ; etc. De ces judicieux rapprochements entre des faits de sa propre vie, de ses réflexions, ou de quelques témoignages et de sa longue méditation sur la Divine Comédie, le tout sous l’angle de la curiosité insatiable, l’auteur tire un livre savant, certes, mais nullement réservé aux érudits. Toutes celles et tous ceux qui sont animés par la curiosité non seulement s’y reconnaîtront mais y trouveront de quoi alimenter encore davantage leurs déjà généreux « pourquoi » !