La Brigade chimérique - Ultime Renaissance
de Serge Lehman (Scénario), Stéphane de Caneva (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 24 juin 2022
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
La revanche des superhéros européens
Grand Paris, de nos jours. Quelque chose de terrifiant se trame dans les sous-sols de la capitale. Un homme-rat sème la terreur dans le métro. C’est alors que Charles Deszniak, alias « Dex », spécialiste de l’Hypermonde et des aberrations scientifiques, va entrer en scène, car la menace est grande et le temps presse. Sa mission : faire appel aux « surhommes » qui avaient déserté l’Europe au début de la Seconde Guerre mondiale. Jean Lebris, dit l’Homme truqué, et Félifax, l’homme-tigre.

Avant toute chose, je préfère annoncer la couleur. L’auteur de ces lignes, et ceux qui me connaissent ne seront pas surpris, lit peu de comics et n’a aucune réticence à s’avouer profane en la matière, si ce n’est les quelques rares Marvel glanés çà et là durant une enfance déjà lointaine, et plus récemment des ouvrages d’Alan Moore ou de Robert Kirkman. Pardon pour les inconditionnels !

Mais c’était sans compter Serge Lehman, qui est arrivé avec son érudition unique dans le domaine et son ambition digne d’un titan (oui !), celle de faire revivre les « surhommes » (traduction européenne de superhéros) de l’époque dite « du radium », en référence à Marie Curie, première femme nobélisée pour ses travaux sur l’élément chimique. Car on l’ignore souvent, la chercheuse a inspiré nombre de feuilletonistes de la première moitié du XXe siècle, dans un genre qu’on n’appelait pas encore « science-fiction », le « merveilleux scientifique ». A commencer par Jean Severac, héros amnésique qui aurait travaillé avec Marie Curie dans son institut du radium et sera cité comme le Soldat inconnu dans le récit. A ses côtés, nous retrouverons Jean Lebris, alias l’Homme truqué, héros de la guerre des tranchées doté d’une vue surhumaine suite à une opération des yeux (créé en 1921 par Maurice Renard), et Felifax, homme-tigre surpuissant issu d’une expérience génétique, un personnage sorti de l’imagination de Paul Féval fils. Des personnages qui curieusement tombèrent dans l’oubli dès le début de la Seconde guerre mondiale…

Bienvenue dans l’hypermonde

Dans « La Brigade chimérique – Ultime Renaissance », ces personnages formeront donc l’équipe de superhéros missionnés par le professeur Charles Dex pour défendre le Grand Paris contre les menaces diverses, dans un premier temps venues des sous-sols de la capitale (les hommes-rats donc), puis dans un second temps d’outre-espace (Chob). Serge Lehman a donc puisé, à l’aide de ses bras puissants (oui, très puissants les bras !), dans la mythologie de l’époque, en ressuscitant, sans nostalgie aucune, ces créatures de l’ « hypermonde », sorte de monde parallèle où la fiction dialogue avec la réalité. Cet opus est la suite de la première série intitulée simplement « La Brigade chimérique », avec la participation du fidèle Gess au dessin, déjà co-auteur d’autres productions de Lehman empruntant à cet univers (« L’Homme truqué » et « L’œil de la nuit »). Inutile de dire que cette suite est une réussite, et même le béotien que je suis a traversé cette lecture avec engouement voire émerveillement grâce notamment au talent narratif de l’auteur et malgré les références pléthoriques qui jalonnent l’ouvrage et ne font au contraire qu’enrichir nos connaissances !

D’un point de vue graphique, Stéphane de Caneva remplit parfaitement le cahier des charges de ce que doit être un « comic book ». Les scènes spectaculaires et « couillues » ne manquent pas, son trait réaliste et son sens du mouvement sont efficaces, et la mise en page correspond aux codes américains du genre. Mais la comparaison s’arrête là.

La principale différence est que l’action se situe non pas à New York ou L.A., mais principalement en région parisienne, dans ce fameux « Grand Paris » qui pour certains appartient toujours au futur, tant il peine à prendre forme. S’il peut paraître anachronique au départ, le lecteur s’habitue pourtant très vite à ce parti pris qui consiste à réintégrer l’Europe dans la pop-culture après l’éclipse qui dure quasiment depuis la Seconde guerre mondiale, un objectif devenu sacerdoce pour Serge Lehman.

Des héros modernes pas frimeurs

L’autre caractéristique notable qui distingue « La Brigade » des productions U.S., c’est l’aspect et le genre de ces super-héros. Exit les corps bodybuildés des confrères yankees (qui sont assurément pour beaucoup dans le succès des salles de sport de ce côté-ci de l’Atlantique !). Nos « vieux » héros ont le physique modeste : l’Homme truqué (Jean Legris) est constitué de métal à 90 %, d’une corpulence plus raisonnable que celle de Robocop, tandis que le Soldat inconnu (Séverac), certes très bien gaulé, ne porte ni collant ni tenue moulante destinés à faire ressortir sa musculature. De plus, il n’échappera à personne que la « dream team » qu’est la Brigade respecte quasiment la parité. En effet, le lecteur découvrira vite que l’homme-tigre originel Félifax est désormais une femme-tigre, de son vrai nom Béatrice Ortega, et on assistera à la métamorphose de Nelly Malherbe, recrutée au départ pour ses compétences en ressources humaines, qui va peu à peu prendre conscience des super-pouvoirs dont elle a hérité de son arrière-grand-mère Palmyre.

On apprécie accessoirement le chapitre scientifique, où Lehman introduit via quelques créatures d’outre-espace aux propriétés étonnantes (Chos, le redoutable « titan de l’espace » et la Xénobie, déesse cosmique polymorphe), des concepts quantiques et biologiques inconnus sur notre bonne vieille Terre.

Tout cela fait de la « Brigade chimérique - Ultime Renaissance », pourrait-on dire, un vrai comics européen. Le format très vertical propre au genre est respecté, avec un découpage en huit épisodes qui auraient dû paraître les uns après les autres, mais Covid oblige, le projet est tombé à l’eau, comme l’explique Serge Lehman dans la passionnante post-face qui ne fait que dévoiler sa connaissance exhaustive du sujet. Le récit a finalement été publié en intégrale, et la motivation de David Chauvel, directeur éditorial quand il n’est pas scénariste, n’y est pas étrangère (on lui sera infiniment reconnaissant d’avoir cru au projet), car l’accouchement a été compliqué pour ce « bébé mal né ».

L’heure de l’ultime renaissance

Et pourtant, à l’heure où les menaces n’ont jamais été aussi grandes, le moment est peut-être venu pour cette bande dessinée de faire un vrai carton. Si à la base cela reste du divertissement, on peut y voir en filigrane les dangers qui traversent notre époque : réchauffement climatique et catastrophes environnementales rampantes, terrorisme de masse, violences urbaines, pandémies mondiales, montée de l’extrême-droite (les fameux hommes-rats ne sont-ils pas la meilleure métaphore pour décrire le phénomène ?), et désormais menace nucléaire avec la récente guerre en Ukraine. L’Europe que l’on croyait un havre de paix depuis 1945 est désormais un théâtre potentiel de conflits et de catastrophes, et peut-être plus encore la France, un pays où les tensions et les violences tendent souvent à s’exacerber plus qu’ailleurs.

Et aujourd’hui, alors que l’Europe se cherche, sachant que depuis l’élection de Trump, elle ne peut plus compter totalement sur ses alliés historiques que sont les Etats-Unis, qu’elle doit désormais s’inventer une nouvelle identité et ne compter que sur elle-même pour sa défense, nos surhommes nietzschéens symbolisent à merveille cette problématique, prenant en quelque sorte leur revanche après des décennies d’effacement derrière les Superman, Batman et autres Captain America. Pourrait-on avancer l’hypothèse, sans tomber dans un chauvinisme primaire, que ces héros oubliés ont été victimes de la colonisation culturelle (ce qu’on appelle aujourd’hui le « soft power ») menée avec succès par l’Oncle Sam dans la foulée du plan Marshall ? Et si leur heure était venue, et si la conjoncture actuelle était la bonne, celle qui leur permettra de s’imposer à nouveau ?

Plongez-vous sans hésiter dans cette saga à la fois délicieusement régressive et pleine de sagesse, avec des héros plutôt humbles donc forcément attachants ! Une occasion d’en savoir plus sur une page de l’histoire culturelle européenne méconnue et des héros injustement refoulés aux portes de la pop-culture mondiale de la deuxième moitié du XXe siècle et de notre début de millénaire. Cet ouvrage conséquent ne fait que leur rendre justice, et cette chronique inhabituellement longue tente d’y contribuer à sa façon. Terminons juste en saluant le travail de Delcourt qui nous a concocté un très bel ouvrage avec dos toilé.