Je me souviens doit être dit comme je t'aime
de Marcel Migozzi

critiqué par Eric Eliès, le 4 juin 2022
( - 49 ans)


La note:  étoiles
la poésie et le souvenir maintiennent vivant l'amour des êtres et des lieux disparus
Ce petit recueil, au format modeste d'un carnet de poche, est divisé en trois parties qui bruissent des rumeurs d’une vie. A travers le brouhaha de l'Histoire (l’Occupation, l’écrasement de la Hongrie en 1956, la guerre d’Algérie, etc.) et les difficultés matérielles de l'enfance, qui fut marquée par la précarité des années de guerre (le poète est né en 1936) et les privations de la condition ouvrière, les poèmes brassent le souvenir des personnes et des lieux aimés et, même si l’amertume des épreuves et des déceptions laisse au cœur des regrets, l’amour rayonne dans ces poèmes qui déclinent et fusionnent les verbes « aimer » et « se souvenir ».

Néanmoins, aucune vaine nostalgie ou sentimentalité mièvre dans ce rapprochement que les poèmes opèrent entre le coeur et la mémoire ! L’amour est ici un élan vital, qui pousse à l’engagement. Dans sa grande encyclopédie des poètes du vingtième siècle, Robert Sabatier avait d'ailleurs célébré la dimension politique et sociale de la poésie de Marcel Migozzi, ancien maître d'école, qui a épousé les causes idéologiques du siècle et milité avec ferveur au parti communiste (au nom d’une trinité Révolution / Amour / Poésie), dans l'espoir d’un monde plus juste et plus fraternel. Mais la réalité violente de la guerre froide a fortement ébranlé ses convictions :

Dans l’automne pluvieux de 56
Ses mains tachées par le rouge de l’encre
Et de la Hongrie étranglée
Le Maître ne peut oublier la pluie
Et son rideau de fer

ou encore :

Odeur de la ronéo
Pour un journal d’utopie
On en est revenus défaits
J’oublie – j’essaie
Je vais dans mon jardin
Les rosiers sont abandonnés
Les fruitiers emplis de consonnes dures
Se plaindre à qui
Avec ces raisins noirs de la profanation
Dans la gorge la vie – est devenue si lente
N’en savent rien les camarades morts

Aussi, au-delà des rêves teintés d’utopie dont la trahison suscite des regrets amers, ce sont les petites actions du quotidien que le poète se plaît à évoquer, surgissant dans la mémoire ainsi que des repères, comme quand le poète se souvient de ses premiers textes d'enfance, écrits sur la table de la cuisine et chargés de ratures. La deuxième section du recueil (intitulée « Rencontres sans rendez-vous ») est une suite de petites vignettes d’instants présents, saisis sur le vif au jardin, dans la rue, sur la plage un dimanche d’été, etc. S’y énonce l’aveu de la beauté du quotidien, de cette vie ordinaire qu’on néglige au lieu de la célébrer et d’en jouir autant qu’il le faudrait :

Tout ce monde du peu
en morceaux d’ordinaire,
Mais la grâce accordée à la matière et nous
Indifférents à ce butin (quels cons).

Et c’est le corps – surtout le corps de la femme aimée – qui culmine comme un amer de beauté en aimantant le désir, ancrant le poète dans un monde sublimé par une présence charnelle où le poète reconnaît à la fois un autre et un double de lui-même :

L’autre chair, la même

Ce souvenir d’un corps canon
Qui tonnait dans la chair,
De ces mains folles, déléguées
Par un corps insatiable
Pour connaître l’autre chair,
La même

Mais le corps vieillit… Comme en tous ses recueils, le passage du temps hante la poésie de Marcel Migozzi. La mémoire et l'écriture restituent des instants de vie, dans la plénitude de leur intensité vécue, souvent presque douloureuse car le souvenir provoque aussi un sentiment de perte, que ce soit par le constat de la transformation des lieux où nous avons jadis vécu ou par la confrontation avec la mort des êtres chers. Le vieux village du Cannet des Maures, juché sur une colline en surplomb de la petite ville où Marcel Migozzi réside, symbolise cette distance entre passé et présent :

Les ormes du vieux village sont morts
comme les hommes au travail
sous le merlin des heures
Il y a maintenant sur la place un microcoulier
trop jeune pour s’en souvenir

Le recueil s’achève ainsi sur l’évocation des amis disparus, à la fois nostalgique des liens d’amitié et cruellement lucide sur le flétrissement inéluctable de toute vie, comme dépérissent les fleurs déposées sur la tombe d’un cimetière. Plus que la mort elle-même, c’est l’usure et le vieillissement (le regard qui s’éteint, les os qui saillent, etc.) que le poète redoute, comme une agonie; et conjure par le recours au poème, qui tente de ressusciter, comme une sorte de Résurrection profane, la présence charnelle des êtres aimés :

Dans vos prénoms, vos corps veillaient
Puis ont vieilli.
Ne vous enfantent plus.
Mais le dernier de vos silences
Ne peut rompre les liens qui vous attachent
A nos paroles.
Je vais vous rappeler par vos diminutifs.