Femmes empêchées
de Leïla Zerhouni

critiqué par Kinbote, le 22 mars 2022
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Des histoires douloureuses merveilleusement racontées
Comme dans ses précédents ouvrages, Staccato (Lamiroy) et Abysse (Bleu d’Encre), Leïla ZERHOUNI raconte des histoires douloureuses, empreintes d’une rare sensibilité et de purs moments de bonheur, dans une belle écriture et une forme travaillée. Elle ponctue de poèmes, de rêveries, de lettres ou d’extraits de journaux intimes les chapitres plus narratifs, qui sur un mode différent, donnent voix aux intériorités des personnages. Comme si la vie se renforçait à l’aune des drames qui l’endeuillent, des difficultés qui jalonnent son parcours. Ses livres sont ainsi des contes moraux, avec une prise dans le réel et une attache au merveilleux.

Ici, l’histoire qu’elle raconte s’étend de 1994 à… 2071, c’est-à-dire qu’elle comprend un volet anticipatif qui éclairera a posteriori la partie contemporaine.

Le personnage principal est Ania Loiret, une fille adoptée par la boulangère un peu effacée d’un village ardennais. Par amour des livres, Ania servira dans une librairie-papeterie du village, Le Petit Bazar. Aux côtés de madame Kéra, la libraire, elle organisera des concours de reconnaissance de poèmes. Sur les lieux, elle va rencontrer Niko, le garçon dont elle va tomber amoureuse… C’est dire si les livres vont être partout présents dans ce roman.

Ce roman raconte l’histoire de deux « femmes empêchées », de ces femmes qui ne peuvent prendre en charge leur maternité ou vont jusqu’à l’écourter, puis confier leur enfant à l’adoption. Les destinées de ces femmes sont remarquablement mises en relation, en résonance, en particulier celles d’une mère et sa fille.

Les compagnons de ces femmes abandonnées au moment où le plus fort soutien est réclamé ont dû fuir, par nécessité ou par volonté, sans même savoir qu’ils avaient été ou allaient être pères.
Saïd Chouki, le médecin algérien aidant, durant les années 90 noires, les femmes empêchées de son pays sera, lui, la victime de jeunes fanatiques. Il incarne le versant protecteur des femmes, plus terrien, a contrario des jeunes hommes évoqués plus hauts et qui ont été les objets de leur rêve, appelés à s’accomplir en dehors de la paternité.

Leila Zerhouni maîtrise son sujet, joue avec les époques, et produit, par des scènes judicieusement choisies, une palette inédite d’émotions vives. Le roman ménage, de plus, jusqu’à la dernière page, le suspense.

Un livre émouvant, joyeux, rare, qui confirme une écrivaine singulière.

Un coup de coeur !
Maternité choisie ou subie 7 étoiles

Dans un petit village de l’Ardenne belge, Ania, un gamine née sous x dans une clinique de Lille, est adoptée par la boulangère restée célibataire avec en fort désir d’enfant insatisfait. Quand la petite atteint sa dixième année, la boulangère décide de lui parler de ses origines en lui révélant qu’elle n’est pas sa mère biologique mais sa mère affective et nourricière. Tout s’embrouille dans la tête de la gamine qui ne sait plus très bien qui elle est et d’où elle vient. En proie à une véritable crise identitaire, Ania se réfugie dans le rayon librairie du bazar ouvert récemment au village par une femme seule elle aussi. Cette dernière initie la jeune fille à la littérature et l’emploie pour l’assister dans le rangement des livres. C’est là qu’elle rencontre un jeune journaliste dont elle s’éprend mais qui, hélas, la quitte pour parcourir le monde et sauver ceux qui sont en danger.

Son amoureux parti vers des contrées en effervescence, Ania poursuit son voyage sédentaire dans les livres, elle devient l’héritière de la libraire et conseille tous ceux qui cherchent des livres pour élargir leur monde. Un jour, elle rencontre son presque double, une jeune fille qui essaie de voler le livre qu’elle voudrait lire mais qu’elle n’a pas les moyens de s’offrir. Ania lui offre le livre, devient de son amie et, plus tard, après des années d’amitié, la marraine de sa fille.

Leïla Zerhouni, je l’ai déjà croisée dans un recueil de poésie édité chez Bleu d’encre où elle traitait de la séparation douloureuse. Dans ce roman comportant lui aussi quelques poèmes incrustés dans le texte, elle évoque la filiation, la vie que l’on transmet avec ou sans désir, par hasard ou pour volonté de transmettre sa propre vie, de perpétuer la famille… Dans ce texte, Leïla met en scène une femme abandonnant son enfant qu’elle n’a pas désiré et qu’elle n’a pas les moyens d’élever, une femme qui n'a trouvé pas de géniteur pour lui donner l’enfant qu’elle désirait ardemment, une femme qui accouche de d’enfants jumeaux, une autre qui met volontairement terme à sa grossesse pour ne pas accoucher d’un enfant sans père. Explorant tous les aspects de la maternité, elle met aussi en scène un médecin charitable qui assiste les femmes enceintes dans le plus profond désarroi.

Elle évoque aussi dans ce roman la mixité dont elle est elle-même issue, avec toute la richesse qu’elle comporte. C’est aussi, pour elle, l’occasion d’établir un pont culturel entre l’Ardenne belge cloîtrée dans sa paisible vie campagnarde et l’Algérie des années noires où la violence et la mort régnaient sans discernement. L’Algérie où le régime avait encore sensiblement altéré la condition des femmes déjà peu reluisante auparavant. Bien que publié avant la guerre qui y règne actuellement, l’Ukraine fait une petite apparition dans ce texte comme pays où les artistes ont du mal à exister. Ainsi, Leïla pointe du doigt de nombreux problèmes de la société actuelle tout en évoquant largement la littérature qu’elle semble beaucoup apprécier. Tout au long de son récit, elle cite de nombreux auteurs que j’ai, pour la plupart lus et appréciés, mais c’est avec un plaisir particulier et une certaine surprise que j’ai vu qu’elle citait Louis Scutenaire, Achille Chavée, Jean Amrouche (même si j’aurais apprécié d’y voir aussi sa sœur Taos, une de mes idoles littéraires), de grands auteurs trop souvent ignorés et quelque peu oubliés.

La transmission de la vie est souvent un exercice un peu compliqué, il faut que deux êtres partagent le même désir, puissent le faire perdurer dans le temps, se décident ensemble et que la nature et la société ne se mettent pas en travers de leur souhait commun. La vie est un chose précieuse qu’il faut savoir choyer pour la transmettre avec amour afin que les femmes soient empêchées…

Débézed - Besançon - 77 ans - 28 avril 2022