Les frères Lehman
de Stefano Massini

critiqué par Eric Eliès, le 1 mars 2022
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Saga familiale, à la fois poétique et très documentée, sur la faillite de la banque Lehman, comme un symbole de la grandeur et de la décadence du capitalisme américain
L’effondrement brutal de la banque d’investissement Lehman Brothers, déclarée en faillite le 15 septembre 2008 après plus de 150 ans d’existence, a incarné l’apogée de la crise financière mondiale qui a suivi la crise des sub-primes aux USA. Comment cette banque, qui avait financé plusieurs fleurons de l’industrie américaine et contribué à la diffusion du rêve américain (tabac, télévision, cinéma, ordinateurs, compagnie aérienne Pan America, etc.), a-t-elle pu s’écrouler en quelques semaines, comme un pantin désarticulé ?

Il y a là un mystère qui a fasciné Stefano Massini, dramaturge italien qui a choisi la forme de l’épopée homérique, en vers libres, pour raconter la naissance et l’ascension de la banque Lehman, jusqu’à sa faillite, qui est à peine évoquée. Le style est extrêmement surprenant, sous forme de poésie narrative qui se lit aisément. Même si l’économie américaine en constitue le décor, il s’agit d’un récit au souffle épique, plein de vie, d’humour et d'originalité (on y trouve même une mini-BD !), qui s’attache essentiellement à faire ressentir les rêves et les désarrois des hommes qui ont dirigé cette banque, la faisant prospérer avant de la faire péricliter… On pourrait parfois croire à un certain maniérisme formel, quand les strophes s’apparentent à des phrases découpées par la versification mais l’écriture est réellement poétique, portée par des images puissantes et un soin extrême accordé à la densité humaine des protagonistes, avec une grande abondance de monologues intérieurs ou d’évocation de rêves et cauchemars...

C’est d’ailleurs l’une des interrogations que suscite la lecture : quelle est la part du réel et quelle est la part de l’invention romanesque ? Certaines anecdotes, racontées avec un grand luxe de détails, semblent même difficilement croyables, comme l’incendie provoqué par Dreidel Lehman s’énervant dans la maison de Calvin Spencer, magnat du pétrole, en jetant un chandelier dans une fontaine de pétrole, ou Bobbie Lehman, se promenant dans le Bronx et s’interposant entre un père violent et son fils, puis offrant une rente annuelle au père du jeune garçon, dont la détresse l’a ému, pour qu’il cesse de le battre… Le récit semble extrêmement documenté, citant des noms et des dates, décrivant des faits et des décisions mais, en même temps, le ton est souvent subjectif, épousant le fil de la pensée intérieure d’un narrateur pour faire ressentir ses sentiments, ses ambitions et ses angoisses.

Philip Lehman / ignore si le savoir a un rapport avec les rêves / mais une chose est certaine : / il rêve la nuit. / Et il fait toujours le même rêve.

Cela commence comme un jeu. / Philip se tient dans le jardin d’une vieille maison / en compagnie de son père Emmanuel. / Le soleil est éblouissant. / C’est la fête de Soukkot : / ce soir la cabane / devra être prête / avec son toit de branchages / de feuilles de saule et de guirlandes. / C’est ce qu’ils faisaient chaque année / autrefois / comme le voulait l’usage en Allemagne / à Rimpar, en Bavière. / Le soleil est éblouissant. / Emmanuel a déjà construit / la cabane : / il faut maintenant décorer le toit. / « Cette tâche te revient, mon fils : / fais de cette soukkah / la plus belle soukkah possible / je te regarde ». / (…)

Depuis que sa femme Carrie / dort dans une autre chambre pour sa tranquillité / plus personne / ne tient la main / de Philip lorsqu’il tombe / qu’il choit / sous la soukkah / emporté / déchiqueté / par cet effondrement gigantesque.

Secret. / A ne révéler à personne. / A ne pas écrire, pas même dans l’agenda / car les majuscules / ne marchent pas avec les rêves / et les mains du nain ont trente doigts.

Le récit, qui s’étale sur trois générations et 887 pages, détaille la naissance et la croissance de la banque (alors que le récit est rigoureusement chronologique, la crise de 1929 survient à la page 682), sans s'attarder sur sa décrépitude et son agonie, qui semblent supposées être connues du lecteur. La crise des subprimes n’est même pas mentionnée ! En fait, plus que la crise des subprimes, c’est, selon la présentation de l’auteur, la prise de pouvoir opérée par les traders qui, évinçant la famille Lehman, va précipiter la chute de la banque, qui avait cessé d’être une banque d’investissement pour devenir une machinerie financière et spéculative.

L'histoire, narrée en vers à mi-chemin entre l'épopée et la fable mais avec une documentation très précise (le livre a d'ailleurs le prix Médicis Essai), débute le 11 septembre 1844 à 07.25, quand Heyum Lehman, jeune immigrant juif allemand, fils d’un marchand à bestiaux de Rimpar, en Bavière, débarque sur les quais de New York, épuisé par la traversée mais émerveillé, avec la ferme intention de faire fortune dans cette Amérique aux mille promesses. Il est accueilli par la communauté juive (dont la solidarité est mise en exergue tout au long de l’ouvrage ; j’y reviendrai car c’est un élément majeur du récit) mais, pour échapper à la frénésie urbaine où il peine à trouver sa place, il décide très vite d’aller tenter sa chance dans le Sud, en Alabama. Il s'installe comme vendeur de costumes et de tissu au détail. Misant sur la qualité et doté d’un grand sens des affaires, sa petite boutique prospère. Rompant ses lointaines fiançailles avec Bertha en Allemagne, il se marie avec Miss Rose Wolf, une cliente de son magasin qui l’a séduit en lui tenant tête après avoir cassé accidentellement une vitre de la boutique. Puis, profitant d'une opportunité suite à l’incendie d’une plantation dont il finance la reconstruction, il investit dans le négoce très rentable du coton brut. Ses deux frères (Emmanuel et Mayer) traversent l’Atlantique pour rejoindre Heyum (qui se fait désormais appelé Henry). A eux trois, ils diversifient les investissements dans tous les domaines en plein essor de l’économie américaine : café, tabac, acier, chemins de fer, pétrole… De fait, comme ils ne sont plus des négociants de coton mais des investisseurs, ils fondent la banque LEHMAN BROTHERS, avec deux sièges, l’un à Montgomery (Alabama) et l’autre à New York. Ainsi, sans le savoir, ils sont particulièrement bien armés pour résister à la guerre de Sécession et leur banque va rapidement devenir un véritable empire, traversant les crises successives et irriguant toute l’économie américaine en diversifiant continuellement les investissements grâce à une remarquable intuition des attentes du peuple américain. Ce qui étonne, tout au long du récit, est que la soif de réussite des frères Lehman n’est pas motivée par la cupidité mais par la compétition, notamment avec les autres familles juives. L’obsession des Lehman est d’arriver à occuper le premier rang au Temple (situé tout proche de Wall Street), où les familles sont rangées par ordre de prestige au sein de la communauté. Les Lehman parviendront à passer très rapidement du 22ème rang au 3ème rang puis tous les moyens seront bons pour accéder au premier rang, où siègent les Lewisohn (qui règnent sur le marché de l’or) : succès dans les affaires, mariages d’intérêt (avec d'amusantes descriptions des stratagèmes ourdis pour approcher et séduire les jeunes femmes ciblées - les trois fondateurs n'ont que des fils et petits-fils !), rumeurs diffamatoires, arrangements et trahisons, comme avec la banque Goldman Sachs, à laquelle Lehman Brothers s’associe avant de la poignarder dans le dos en faisant fuiter dans la presse qu’elle a financé l’Allemagne pendant la 1ère guerre mondiale, où les USA viennent de s’engager. La judéité est très présente dans l’ouvrage, dans les pensées et les actes de la famille Lehman et aussi dans les titres de chacun des chapitres (un lexique des termes juifs et yiddish figure d’ailleurs en fin d’ouvrage). Ce faisant, et peut-être inconsciemment, l’auteur tend à donner du crédit à l’idée que la finance américaine - et donc mondiale - est contrôlée par de grandes familles juives (l'industrie américaine étant elle présentée comme aux mains des wasp). Même si cette suprématie n’est jamais affirmée, elle est implicite dans l’ouvrage et peut prêter à interprétation.

Néanmoins, ce qui émane de cet ouvrage alerte et foisonnant, sorte de saga familiale qui dresse le portrait d’une époque à travers les portraits des différents membres de la famille, tous saisis sur le vif avec une grande densité humaine, (le récit colle aux personnages, à leurs attitudes et à leurs visions du monde), c’est avant tout la déshumanisation progressive des rapports humains provoquée par la pratique de la finance. Au début, les affaires sont menées de personne à personne, souvent autour de bons repas en famille, pour financer des projets industriels concrets et souvent novateurs. A la fin, il n’y a plus que des chiffres et des bilans comptables : l’argent finance de l’argent pour faire de l’argent. Cette évolution de la banque est aussi une malédiction pour les membres de la famille. Tous auront du mal à supporter le poids croissant des responsabilités. Certains, malgré leur intelligence et leur lucidité, ont des comportements clairement autistiques (comme Arthur, qui en vient à confondre la valeur d’un homme et les intérêts qu’il doit à la banque, ou Dreidel, observateur taciturne et silencieux, qui parle peu mais démontre toujours une lucidité lapidaire et tranchante). Plusieurs vont essayer d’échapper à leur destin de banquier. Certains y parviendront, comme Irving (qui sera juge) et Herbert (qui sera un sénateur démocrate, aimé et respecté, proche de Roosevelt et très circonspect, voire même hostile, sur les activités de plus en plus financières et lucratives de la banque). Certains n’y parviendront pas, comme Sigmund, jeune homme si gentil qu’il en est naïf (Arthur prendra en main son éducation et lui apprendra à devenir un banquier avisé, c’est-à-dire rusé et cynique, jusqu’à ce qu’il finisse par craquer, rongé de cauchemars et de culpabilité) et Bobbie, qui rêvait d’ouvrir une galerie et devenir marchand d’art. Fils unique de Philip Lehman, lui-même fils unique d’Emmanuel Lehman, Bobbie n’échappera pas à son destin de banquier et en sera malheureux : c’est d’ailleurs lui qui fera entrer des investisseurs (partners) au conseil d’administration puis cèdera la banque aux traders, peut-être pour se débarrasser du fardeau…