Le poids des héros
de David Sala

critiqué par Blue Boy, le 1 mars 2022
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
La transmission est un combat
Attention chef d’œuvre !!! Dans cet ouvrage somptueux, David Sala évoque son enfance et le parcours de ses grands parents. D’abord, celui, incroyable, de son grand-père maternel, réfugié espagnol, qui a traversé les horreurs du XXe siècle, du putsch de Franco dans son pays à la déportation au camp de Mauthausen. Puis celle du grand-père paternel, qui, lui aussi ayant fui l’Espagne, avait rejoint la résistance française contre les nazis. A travers ces portraits éminemment poignants, l’auteur nous parle avec justesse de ces figures tutélaires imposantes, de l’absence et du deuil, associés à un héritage moral parfois lourd à porter, mais aussi de l’importance de la transmission.

On comprend vite à la lecture du « Poids des héros » pourquoi l’éditeur a choisi ce format imposant, et ce n’est pas à cause du titre. D’emblée, l’immense talent de David Sala nous submerge autant qu’il nous immerge. Sa maîtrise de la couleur est juste sidérante et ses cases relèvent davantage de l’art moderne, avec une iconographie très « seventies » mâtinée d’influences fauvistes ou expressionnistes. On pense beaucoup à Matisse, à Chagall et parfois à Munch. On a rarement vu ça dans la bande dessinée, d’autant que le talent de David Sala ne se limite pas à un simple étalage pictural. Celui-ci possède également les codes de l’art séquentiel en nous délivrant à l’aide d’une mise en page aérée une histoire personnelle avec simplicité et fluidité.

Ces souvenirs d’enfance qu’il nous narre lui fournissent ainsi l’occasion d’honorer ses ancêtres venus d’outre-Pyrénées, et c’est avec le grand-père maternel Antonio qu’il inaugure son récit. Un grand-père qui se sera battu toute sa vie contre la barbarie et l’injustice et survivra à l’enfer des camps, et dont le dernier combat (et la dernière victoire !) fut mené sur son lit d’hôpital, où il se jura de ne pas mourir avant le dictateur Franco. L’autre grand-père, Josep, le « tarzan catalan », fut lui aussi un combattant de la première heure, et son statut de réfugié le conduisit à s’engager très vite aux côtés de la résistance française, période durant laquelle il rencontra Denise, l’amour d’une vie qui ne s’éteignit jamais.

D’un point de vue graphique, la trame principale, qui a trait à l’enfance de l’auteur jusqu’à l’âge adulte, est donc traitée dans un style semi réaliste très pictural. David Sala restitue de façon étonnante l’atmosphère des années 70, tant dans l’aspect vestimentaire que du mobilier. Les nappes à fleurs « moches » prennent soudain une autre dimension, tout comme les « affreux » papiers peints désuets. Les motifs « vintage cheap » qui prêtent parfois à la moquerie aujourd’hui deviennent sous le pinceau de l’artiste de véritables œuvres d’art que l’on admire longuement. Aux côtés de la narration centrale viennent se greffer les récits d’Antonio et de Josep, dans un mode plus onirique (la scène inaugurale relatant la fuite d’Antonio vers la France est juste sublime) avec une tournure plus expressionniste lorsqu’il s’agit de décrire le quotidien dans les camps nazis, où les couleurs franches comme l’enfance semblent tenir à distance l’horreur et l’immonde. Il serait presque embarrassant de dire que visuellement c’est magnifique, mais ce contraste renvoie à l’imagination du garçonnet qu’était alors David, tout en obligeant le lecteur à affronter l’ineffable noirceur de l’âme humaine que les mots ne sauraient décrire.

Si le récit traite aussi beaucoup de la mort dans sa trame de base (l’assassinat lâche d’un camarade d’école par un sadique et la disparition brutale de la maman de l’auteur) du deuil et de l’absence, cela n’est jamais pesant pour autant. L’émotion est belle, poignante, jamais larmoyante. Parmi les autres thèmes abordés, il y a la perte de l’innocence (en grande partie liée à la mort du copain), l’écroulement des certitudes et sa « colère archaïque » (le divorce de ses parents et la dépression de son père), mais aussi la question du fameux « poids » du titre, qui impose à l’auteur des problèmes existentiels dans sa vie de père de famille urbain bénéficiant d’un confort douillet, et qui n’a jamais connu la guerre. Que lui reste-t-il pour exister ? La réponse est contenue dans la lecture même du livre… Art et résistance sont intimement liés, l’auteur le prouve ici. Car le stylo et le pinceau, ou toute autre forme artistique, sont aussi des armes de résistance, parfois plus puissantes qu’un fusil.

L’art en effet permet de transmettre, de montrer le beau sans nier l’innommable, et c’est peut-être par là que commence la résistance. Marteler sans répit aux nouvelles générations que la démocratie reste fragile (on peut le constater chaque jour à travers l’actualité politique) et que l’état de paix, notamment celle que connaît l’Europe depuis la deuxième guerre mondiale (en tout cas pour les conflits de grande ampleur) n’est jamais acquis sans la vigilance de tous. Et c’est sans doute ce qui permet ici à David Sala de réconcilier sa propre identité d’artiste avec ses aïeux piedestalisés de par leur héroïsme.

Avec « Le Poids des héros », David Sala réussit un véritable coup de maître, nous offrant un pur chef d’œuvre. Le tout est équilibré, avec des questionnements pertinents, traités avec une rare justesse, mais surtout avec le cœur. Dans un passage du livre, il évoque la perte d’un œil dans son enfance, à cause d’un méchant virus. Et l’on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec la virtuosité incomparable de son dessin. Si un aveugle développe ses autres sens comme l’odorat, l’ouïe et le toucher, Sala, avec son œil unique, fait ressortir deux fois plus fort la beauté du monde telle qu’on aimerait la voir, la beauté contenue dans les toutes petits choses qui échappent souvent à ceux qui ont la chance d’avoir leurs deux yeux. Son album n’est rien de moins qu’une ode foisonnante à la vie, ici magnifiée et émouvante dans toute sa fragilité, grâce à sa propre expérience et celle de ceux qui se battent pour qu’elle soit belle.