Encyclopédictionnaire. Précédé de Réflexions diverses sur le mot-valise
de Richard Martin

critiqué par Lucien, le 20 février 2022
( - 69 ans)


La note:  étoiles
Choses inclassables ailleurs
Boris Vian disait en substance : « Dans mes tiroirs, j’en ai toujours un étiqueté “Choses inclassables ailleurs”. » J’aime assez ce mélange des genres que les esprits classiques honnissaient (voir la « querelle du Cid »), ces livres dont on ne sait s’ils sont bref roman ou monologue théâtral, nouvelle ou poème en prose, essai ou récit… Ces textes qui dilatent la notion même de genre au point de nous offrir, parfois, de beaux « éclats de lyre » (ou de lire)…

À cette catégorie « Choses inclassables ailleurs » appartient probablement l’"Encyclopédictionnaire" publié l’an passé (en avril 2021, pour être précis) par les Presses Universitaires de Liège. Dans sa conclusion, l’auteur évoque « mezzaneries, ces petites choses qui se tiennent entre le sol du réel et celui de l’imaginaire, entre le sol du comique et celui du sérieux. » Est-ce en raison de son caractère « hors-sol » que cet ouvrage de 328 pages, préfacé par Jean-Marie Klinkenberg, n’a fait l’objet, depuis près d’un an, d’aucun article de fond ? Que sa seule apparition lors d’une recherche Google se limite à ses références dans la bibliographie du Carnet et les Instants, en date du 1er décembre 2021, avec ces trois lignes pour seule description : Des dictionnaires de mots-valises, il en existe déjà. Le procédé, peu connu par son nom, est exploité dans les domaines les plus divers, pour son humour ou son efficacité. Le présent ouvrage offre en ouverture une série de réflexions sur le concept avant d’en explorer un maximum de possibilités. Trois lignes qui ont coûté peu d’efforts à leur scripteur puisqu’elles sont empruntées à la quatrième de couverture de l’ouvrage.
Trop universitaire ? Pas assez ? Trop grand public ? Pas assez ? Trop sérieux ? Trop comique ? La lecture intégrale de cet ouvrage inclassable m’incite à réparer cette erreur, cet oubli. Car l’entreprise de l’auteur le mérite, une entreprise honnête, tenace, intelligente, un travail de longue haleine dont la première partie est dominée par la réflexion, l’explication, un savoir qui justifie la publication aux Presses Universitaires de Liège, tandis que la seconde est marquée au double sceau de l’imagination et de l’humour.

L’auteur, Richard Martin, après de brillantes études de philologie romane à l’Université de Liège, a été l’assistant du professeur Philippe Minguet, titulaire de la chaire d’esthétique. Ses intérêts principaux : l’esthétique générale et la rhétorique. Il a notamment étudié la rhétorique du cinéma et publié des articles dont les titres disent assez l’originalité de l’approche, que l’on en juge par quelques exemples : Passage de Butor, ou les territoires d’un oiseau parcourus à vol du même, Regard binoculaire sur la photographie ou Pressez un gratte-ciel : il n’en sortira que des métaphores.
Est-ce cette fantaisie qui a, un jour, poussé Richard Martin hors des murs de son alma mater, le condamnant à « pass[er] l’essentiel de sa carrière comme fonctionnaire à la Fédération Wallonie-Bruxelles » ? Il n’y a heureusement pas perdu son amour des mots, si bien qu’à présent, retraité, il « donn[e] forme et volume à ce qui l’a toujours fasciné : l’écriture. »

« Néologisme formé par l’amalgame de deux autres mots existants » selon le Nouveau Littré, le mot-valise fait donc l’objet, dans la première partie de cet ouvrage, de réflexions lexicographiques, historiques, bibliographiques, linguistiques très poussées. L’auteur dissèque finement les définitions proposées par différents dictionnaires, donne des exemples de précédents répertoires de mots-valises (comme le "Petit Fictionnaire illustré" d’Alain Finkielkraut,) ainsi que des listes de mots-valises passés dans la langue (brunch, bistronomie, caméscope, restoroute…), créés à des fins de communication (Auvio, Swatch, Téléthon…) ou comme titres d’œuvres (L’Arnacœur, Californication, Polisse…)
Dans la deuxième partie, Richard Martin donne libre cours à son imagination et à son humour dont il dit qu’il « se complaît parfois dans la noirceur, parfois dans l’absurde et […] se réjouit quand il peut marier les deux. » Résultat : pas moins de 3387 mots-valises (comptage de l’auteur) forgés pour les besoins de la démonstration et accompagnés (puisque dictionnaire il y a) de leur(s) définition(s). Il est préférable de lire par petites doses ces perles d’intellumour dont je vous donnerai, pour conclure, quelques exemples :

« Crottiner : en parlant d’un chien, déféquer tout en suivant son maître. »
« Décapeter : guillotiner un roi de France. »
« Djihable : les terroristes d’aujourd’hui ont le djihable au corps. »
« Éthiqueter : classer selon des critères moraux. »
« Foetu : petit brin d’homme. »
« Mateleau : homme qui maîtrise l’océan. »
« Métaphoreuse : pointe bic qui fait vibrer le poète lorsqu’il met en perce le tonneau des images. »
« Pamperce : mauvaises couches. »
« Péloponey : petit cheval grec. »
« Rapporc : compte rendu cochonné. »
« Thermopile : cuisante défaite des Grecs. »

Ces définitions relèvent du « dictionnaire ». D’autres, plus longues, reflètent la vocation plus « encyclopédique » de cet "encyclopédictionnaire", ainsi ce monstre à trois têtes :
« Verlimbaudelaine : individu peu recommandable qui a défrayé à diverses reprises la chronique au
XIXe siècle ; auteur d’un recueil de poèmes scandaleux qui lui a valu un premier procès, il s’est ensuite rendu coupable d’une tentative de meurtre, ce qui l’a envoyé pour quelque temps à la prison de Mons, après quoi il est allé s’adonner au trafic d’armes en Abyssinie, pour ensuite disparaître des radars ; il était homosexuel, avait la syphilis (on ne disposait pas encore du sida, à l’époque) et se défonçait à l’absinthe. »

Si vous aimez sortir des sentiers littéraires battus par les pieds d’une critique consensuelle, entrez donc vous balader dans les pages de cet inclassable "Encyclopédictionnaire". Vous y ferez quelques belles rencontres !