Une sortie honorable
de Éric Vuillard

critiqué par TRIEB, le 20 janvier 2022
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 72 ans)


La note:  étoiles
LE DESASTRE INDOCHINOIS
Voilà un récit qui ne laissera pas indifférent. Qu’on en juge : Éric Vuillard, dans Une sortie honorable passe en revue les causes immédiates de la défaite française en Indochine en 1954, concrétisée par la chute de Diên Biên Phu au printemps de cette même année. Et ce récit commence par l’évocation du débat tenu à la Chambre des députés le 19 octobre 1950. PMF, Pierre Mendès-France ainsi qu’il sera nommé plus tard, rappelle les députés à la plus cruelle des réalités : la France n’a plus les moyens de financer cette guerre perdue d’avance pour cette raison et bien d’autres …Éric Vuillard dépeint à cette occasion des parlementaires connus à cette époque : Edouard Frédéric-Dupont, surnommé par ses pairs Dupont des loges en raison de l’utilisation des concierges et autres gardiens d’immeubles pour le recueil de renseignements. Un autre député, Max Brusset, se distingue par un propos qu’il veut ironique : « Monsieur le président, vous avez plus d’égards pour M. Tillon que pour M. Capitant. » Autre point fort du récit : le ridicule des chefs militaires, tels qu’Henri Navarre, prestigieux saint-cyrien qui se pose des questions sur son choix d’avoir installé le camp retranché de Diên Biên Phu dans une cuvette …Et sur la prestation du général de Lattre de Tassigny à la télévision américaine lors de la célèbre émission meet the press, guidé par Henry Cabot Lodge dans l’élaboration de son interview.

Si les milieux politiques et les chefs militaires ne furent pas vraiment à la hauteur, qu’en fut-il des milieux économiques ? La Banque de l’Indochine s’enrichit pendant le conflit, alors que sa direction avait massivement désinvesti de l’Indochine depuis 1947. La sortie honorable , ce fut pour la France les accords de Genève, et bien plus tard la chute de Saïgon en avril 1975. Éric Vuillard, dans ce texte apparenté à un réquisitoire implacable car très documenté sur les institutions et le personnel politique de l’époque , nous rappelle à la fin de son récit le terrible bilan de cette guerre multi-décennale :quatre cent mille morts pour la France et les Etats-Unis ; du côté vietnamien , le nombre de morts est estimé à trois millions six cent mille morts, soit dix fois plus , autant que de Français et d’Allemands durant la Première Guerre mondiale . Tout est dit …
Aveuglement des hommes politiques et erreurs militaires 9 étoiles

Le roman s’ouvre sur le récit de la visite surprise en 1928 de trois inspecteurs du travail sur une plantation d’hévéas de l’entreprise Michelin. Les conditions de travail des coolies vietnamiens sur l’exploitation sont effarantes et proches de l’esclavage : gestes répétitifs, cadences infernales, bastonnades, châtiments cruels des déserteurs. Conséquences, une épidémie de suicides et des morts en masse par épuisement et mauvais traitements. En cette année 1928, 30% de ces travailleurs ont péri, soit plus de 300 personnes. En Indochine comme ailleurs, à des degrés divers bien sûr, la colonisation s’est souvent traduite par une exploitation et une humiliation qui a poussé les populations à se libérer de leur joug.

Commencée en 1946, la guerre d’Indochine s’est progressivement révélée défavorable à l’armée française. En 1950, après plusieurs revers cuisants, on peut penser que la guerre est déjà perdue. Pourtant la coalition au pouvoir en France tient à poursuivre la lutte. L’auteur évoque la séance de l’Assemblée nationale du 19 octobre, occasion de brosser une galerie de portraits de parlementaires, parmi lesquels le pittoresque, quoique passablement répulsif, Frédéric-Dupont, dit Dupont-des-loges ou Dupont-des-pipelettes ; ou Édouard Herriot, grande figure de la IIIème république, pour qui désormais la politique n’est plus qu’une routine et qui en vient à proférer des inepties comme celle-ci : « Si nous donnions l’égalité des droits aux peuples coloniaux, nous serions la colonie de nos colonies. » Mais l’intervention la plus marquante de cette séance est celle de Pierre Mendès-France, alors simple député, qui a le courage d’exposer clairement et honnêtement la situation : pour espérer gagner militairement, il faudrait tripler les crédits alloués à cette guerre qui coûte déjà un milliard de francs par jour. La seule alternative étant de négocier avec l’ennemi. Cette dernière proposition vaut à P.M.F. d’être comparé à Pétain capitulant en 1940. Accusation pour le moins déplacée s’agissant d’un homme qui fut emprisonné arbitrairement, traqué par le régime de Vichy et résistant.

Nous avons également droit aux portraits des chefs militaires dirigeant cette guerre, en particulier le Général Navarre. En 1953 ce dernier est chargé par le gouvernement de trouver « une sortie honorable » au conflit. Homme cultivé et féru de stratégie, il optera in fine pour un camp retranché dans la cuvette de Dien bien phu, ce qui aboutira au désastre qu’on sait.

En prime, un aperçu du secrétaire d’État américain John Foster Dulles qui s’était illustré en faisant torpiller par la CIA (facile, c’était son frère qui était à la tête) les tentatives de régimes de démocratie et de justice en Iran et au Guatemala. Cette fois il est en visite à Paris et on nous rapporte l’échange avec le ministre des affaires étrangères George Bidault, déjà évoqué dans l’une des précédentes critiques :

- Et si je vous en donnais deux ?
- Deux quoi ?
- Deux bombes atomiques.

Eric Vuillard souligne aussi les enjeux économiques de cette guerre en remarquant qu’on pourrait aussi bien en rebaptiser les batailles des noms des sociétés implantées dans le pays : bataille pour la société anonyme des Mines d’étain de Cao bang, Bataille pour la Société française des charbonnages du Tonkin ; bataille pour la société anonyme des Gisements aurifères d’Hoa Binh etc.

Quant à la Banque d’Indochine, après avoir juteusement exploité le pays, elle a retiré ses billes depuis longtemps, mais a néanmoins magnifiquement profité de la guerre, distribuant des dividendes fabuleux.

La guerre d’Indochine a fait plus de 500.000 morts, dont 300.000 dans les troupes vietminh et 150.000 dans la population civile.

Dans « Une sortie honorable », tous les personnages, les faits, les citations sont strictement authentiques. Ce livre n’en reste pas moins un roman par son style, sa composition et les pensées et états d’âme qu’il prête aux protagonistes, et aussi par l’ironie mordante dont il fait constamment preuve. Une ironie derrière laquelle on devine la tristesse et la colère devant un tel gâchis. Et parfois on croit percevoir une sorte de pitié, peut-être la plus féroce des ironies, pour des personnages comme le Général De Lattre de Tassigny, au supplice lors de son interview par une grande chaine américaine, ou le Général Navarre face ses désillusions.

Un court roman (200 pages), que je recommande vivement.

Malic - - 82 ans - 30 septembre 2022


L’art de se voiler la face 9 étoiles

Eric Vuillard use à nouveau de son remarquable talent de conteur pour nous offrir un récit portant sur une saga qui occupa la seconde moitié du 20ème siècle, à savoir la guerre d’Indochine qui deviendra par après la guerre du Vietnam.

En naviguant entre la grande histoire, des anecdotes, voire de petites trouvailles imaginaires qui ne mangent pas de pain, mais qui captent l’attention, il parvient à happer le lecteur à qui il fait découvrir de la meilleure façon la face cachée de ce que fut ce désastre.

A l’instar de « L’ordre du Jour », on découvre qu’au-delà des versions officielles, les vraies explications sont ailleurs. Que les vrais décideurs ne sont ni des hommes politiques, ni des militaires, mais des financiers qui voient plus vite et plus clair ce que sera la tournure des événements.

Ceux qui sont censés diriger sont soit incompétents, bornés ou prisonniers de leurs électorats, et à supposés informés, au prix de nombreux morts, se voilent la face devant une issue inéluctable.

Qu’Eric Vuillard puisse encore nous séduire sur d’autres thèmes historiques du siècle passé.

Pacmann - Tamise - 59 ans - 15 août 2022


entre roman et essai 9 étoiles

« Une sortie honorable »
livre d'Eric Vuillard
199 pages
éditions Actes Sud
janvier 2022

Entre essai et roman

Nous commençons un voyage dans l'Indochine en 1928 bien avant le conflit meurtrier.
Trois inspecteurs du travail visitent les plantations et les exploitations de l'entreprise Michelin.
Ces trois inspecteurs sont effarés par ce qu'ils voient : une exploitation éhontée du personnel mais surtout des actes de barbarie, dites de punition envers les travailleurs.
Gare à ceux qui fuient, beaucoup y perdent la vie.
Il n'y a pas loin entre ce salariat-là et l'esclavage.
Après cet « apéritif » peu reluisant, l'auteur nous fait découvrir les arcanes du pouvoir sous la 4ème république, au moment du déclenchement de cette guerre entre un régime colonial et un peuple.
Les débats sont houleux entre des politiques quelque peu lucides qui veulent la paix et la droite suivie par une partie de la « gauche » qui ne veut rien lâcher.
Certains, peu nombreux, souhaitent une sortie honorable de la guerre, mais d'autres, majoritaires au parlement, veulent continuer la guerre.
La rencontre entre entre un ministre français et un responsable américain haut placé est étonnant, effrayant : « Et si je vous en donnais deux ? » Deux quoi ? Deux bombes atomiques !
C'était le tout début de l'interventionnisme américain qui va se développer en Amérique latine puis en Indochine après la défaite « française » de Diên Biên Phu.
Il n'y aura pas de bombe atomique mais 400 000 personnes trouveront la mort du côté français ou américains dont beaucoup de tirailleurs africains et neuf fois plus du côté vietnamien !
Pendant que le sang se répandait sur cette terre, les hommes d'affaires, ceux qui vivent dans l'endogamie et l'opulence, avaient encouragé la poursuite de la guerre tout en engageant leurs capitaux sous d'autres cieux.
Au lieu de perdre de l'argent, ils en ont gagné !
Ce livre construit comme un mélange talentueux de l'essai et du roman est parsemé de séquences dramatiques et de traits d'humour quand sont relatés les faits et méfaits oratoires à l'Assemblée Nationale ou dans les autres palais républicains.

Jean-François Chalot

CHALOT - Vaux le Pénil - 76 ans - 6 juillet 2022


Ah, que la guerre était jolie ! 6 étoiles

Dans un style romancé, et particulièrement caustique, l’auteur nous raconte cette guerre interminable, très coûteuse, tant en vies humaines qu’en argent gaspillé, et que l’on savait perdue d’avance. L’incompétence des dirigeants, militaires ou politiques, atteint des niveaux qu’on a du mal à concevoir, et que l’on masque par des éloges ou des remises de médaille. Mais la Banque d’Indochine tirera de cette hécatombe de juteux profits. La guerre n’aura donc pas été perdue pour tout le monde…
Si l’on connaît assez bien l’histoire de cette guerre, le livre a l’intérêt de donner un éclairage original, mais très orienté, partial à l’excès. Dans le cas contraire il n’apportera pas grand-chose.

Bernard2 - DAX - 74 ans - 16 février 2022