Le berceau nommé mélancolie
de Viktoria Laurent-Skrabalova

critiqué par El Gabal, le 11 janvier 2022
(Strasbourg - 35 ans)


La note:  étoiles
À l’ombre de ce « berceau nommé mélancolie »
Il y a, dans ce « berceau nommé mélancolie », l’idée tapie au fond que la mélancolie n’est pas un tombeau pour l’âme mais qu’elle peut au contraire être génératrice de créativité et de vie. Que serait en effet l’idéal s’il n’y avait pas le spleen qui conduit le poète à traverser le gouffre, dans « la profondeur des ténèbres », pour y quêter cette trace de lumière qui nourrit ses plus belles prières ? Ses suppliques de désespoir adressées au ciel depuis les profondeurs de la terre ? Et qui lui « permet de comprendre la vie » tout en dévisageant la mort :

« Il y aura un mort,
Et tu oseras
Parler, regarder en face.
Toucher la mort, ce corps.
Regarder en face ce corps,
La mort.

À comprendre la vie
Il faut plonger loin
Dans la profondeur des ténèbres.
Loin dans la tristesse de paroles
Sans signification,
Dans le vide insouciant
De la fin. »

Il y a en effet dans ces vers inauguraux de Viktoria Laurent-Skrabalova quelque chose qui rappelle la sombre beauté apocalyptique du morceau célèbre des doors, « The end » : quand le désert a tout rongé, irrémédiablement, il ne nous reste plus dès lors qu’à plonger dans ce « vide insouciant de la fin. » où tout finit par se défaire pour mieux renaître, ou pas ! Et la suite du recueil nous le confirme.

Viktoria Laurent-Skrabalova semble être aux prises en effet avec tous ces fantômes qui reviennent la hanter non pour semer le trouble dans son âme ; bien qu’il y ait là quelque chose de fondamentalement et singulièrement inquiétant, mais peut-être pour l’inviter à continuer de « Donner encore/Des coups de poing dans l’eau /Juste pour sentir la vie. » Tout l’enjeu est peut-être là en effet : parvenir à sentir à nouveau, et malgré les blessures, la vie. Transformer la douleur de la perte et la brûlure du manque en des forces de sublimation créatrice dont peut s’abreuver le poème. Que la « plume » devienne ainsi une « lame » où flamboient à force de « crépiter » ces « cristaux dansants » propres à « nourrir » nos « âmes » de poètes.

Car si les paysages intérieurs de Viktoria sont nourris de ces visions où parfois « Un noyé se perd/Dans/La lumière des taches/Sa vie formait des cercles/De serpents,/Aux yeux orange. », Le monde et tout ce qu’il contient et porte de dangers comme de promesses n’en est pas pour autant oublié. La grande force de Viktoria consiste justement à savoir mêler habilement l’intime et l’universel, l’intériorité et l’extériorité et les secrets enfouis aux pulsations du cosmos. Ainsi, le désastre écologique lui inspire quelques vers où le sentiment de désarroi face au chaos ambiant, le fatalisme même parfois comme ici : « Calme comme une tempête/L’orage ne lavera/Jamais nos erreurs. » sont paradoxalement dispensateurs de sagesse. Et non pas celle qui consiste à se résigner, mais celle qui consiste à trouver refuge

« Plus haut que le sommet
De la plus grande montagne,
Là où l’air est tellement pur
Qu’il devient irrespirable.
Si léger que nous puissions
Le laisser traverser nos corps
Dans un dernier souffle. »

Et même si « En réalité nous puons/Plus qu’autre chose. », l’infini dans son infigurable étrangeté ne nous demeure pas pour autant inaccessible :

« Plus bas que les semblants de solitudes
De la profondeur de l’océan,
Là où flottent dans un silence inouï
Des êtres presque extraterrestres,
Qu’on n’a l’audace de toucher
Tellement ils sont éthérés.
L’eau diluée dans l’eau
Comme l’humain perdu parmi
Des grains de sable. »

Et l’un des moyens de le toucher, que dis-je, le plus beau moyen de l’éprouver réside encore dans l’expérience du don et de l’extase amoureuse. Et à cela, tous ces « démons » qui cherchent à « boire de nos gourdes » jusqu’à la « dernière goutte » n’y peuvent rien changer ! « Insolent » en effet est l’amant qui dévore littéralement son amante des yeux : « Surveille ton regard./ Les mille pattes de tes cils/ Qui parcourent mon corps. » tout en menaçant de la plonger ivre « dans l’abysse de ses profondeurs ».
Celui qui lui fait dire, et je vous laisse goûter la beauté de ces vers qu’il m’est impossible de ne pas livrer intégralement :

« La femme d’une ville morte
Dans des rues vides,
Sous les réverbères torturés,
Je suis ton ombre.
Je serai ta femme.
Sous un ciel éclairé
De lanternes éternelles,
Ton nom sera oublié.
Je resterai son écho.
Quand l’aura des souvenirs
Pulsera comme un cœur,
De peur d’être effacée.
Je l’envelopperai dans la soie
Pour la ranger avec
D’autres mémoires. »

Dans le sifflement du vent,
Perdu dans les restes des cheminées.
Je danserai avec la poussière,
Couverte du regard des vitres cassées.

Sous le poids du temps,
Je serai ton pilier.
Dans une tempête d’oubli,
Je suis l’épouse d’une ville morte. »

Et à la fin, le verbe lui-même se dénude pour enfin resplendir dans toute sa pureté virginale « : Les mots de l’ombre bruissent,/De désir,/ Ils sont nus. »

Et bien que la tristesse ne s’efface jamais tout à fait, bien qu’il faille à la poétesse encore et toujours « puiser dans/Mes réserves/Pour trouver la lumière/Au bout de la nuit. », c’est un immortel printemps de « danse », de joie et de fertilité que son poème comme par miracle instaure. Un printemps où tous les règnes s’unissent, et qui permet d’entendre « Le son à l’origine de toute parole. » et de remonter jusqu’au « point à l’origine de tout mot. » :

« Mélanger les vies.
Celle de la terre
Fertile comme mon cœur,
Et celle des plantes
Fragiles et vives
Telles les cellules d’un corps.

Chaque geste est une danse. »

Car au fond, prendre corps au cœur de ce « berceau nommé mélancolie » n’est possible que pour celui qui consent à affronter les ténèbres de l’âme. Tristesse, colère, rejet et deuil y sont en effet évoqués pas seulement à des fins de conjuration, mais parce qu’ils ouvrent l’âme du lecteur au souvenir de cette sombre lumière qu’elle croyait perdue à jamais. Viktoria se débat parfois violemment avec tous ces/ses fantômes et démons qui en apparence entravent son cheminement et qui, très certainement, lui causent encore bien des tourments, mais c’est pour mieux en faire des alliés qui nourrissent positivement son énergie créatrice et poétique. Elle semble avoir pris au mot René Char lorsque celui affirme que : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté. » Et en effet : la vraie beauté ne peut jaillir que sur fond de ténèbres et d’obscurité. Et si « l’obscur est un chemin », la lumière reste ce « lieu » (Dylan Thomas) que la voix de Viktoria manifeste tout au long de ses vers. Et au bout du compte, comme au terme de cette périlleuse traversée des enfers où l’être aimé fait figure de guide, elle y gagne enfin le droit de s’abandonner :

« Je m’abandonne,
Sereine, en paix avec moi-même.
Prête à m’élancer
Vers la profondeur de l’espace,
Les paysages me pénètrent
De leur puissance printanière.
À travers la vitre
J’aspire leur parfum,
Doux oubli de molécules.
L’esprit enivré
Lutte contre ma carapace,
Le crochet de ce moment
Transperce ma chair,
Y reste. »

Julien Miavril