Ma terre est un fond d'océan
de Serge Lamothe

critiqué par El Gabal, le 10 janvier 2022
(Strasbourg - 35 ans)


La note:  étoiles
"Dire ce qui ne peut l'être ailleurs ou autrement"
Dès le prologue de ce recueil unique en son genre, le poète Serge Lamothe nous confie la mission, sacrée entre toutes, qu'il assigne au poème : « Gravé dans la pierre ou murmuré dans le vent, hurlé du haut des falaises ou tracé sur le sable des plages, le poème cherche à dire ce qui ne peut l'être ailleurs ou autrement. Il perpétue cette quête de l'indicible qui est à l'origine de toute parole. Il résiste, c'est sa première mission. » Le poème résiste donc d'abord à tout ce qui pourrait l'empêcher d'advenir comme tel, c'est à dire dans la fulgurance de son éclat arraché à l'indicible. Le poème, mémoire de l'origine, est antérieur à la parole en ceci qu'il l'annonce et lui ouvre un espace : toute parole n'est peut-être en effet que l'écho d'un seul et unique poème premier, antérieur même à la naissance du monde et du langage. Mais le poème ne peut pas davantage se soustraire au temps présent, et il résiste aussi à tout ce qui l'obscurcit et le menace. Il est cette « hérésie miraculeuse » qui s'exprime sous la forme du « cri de révolte des dépossédés » de tous temps et de tous lieux, « un chant mordant qui s'élève contre l'universelle bêtise et ses plus zélés propagateurs» Mais plus profondément encore, le poème résiste en ceci qu'il se fait « attentif à l'autre, à sa fragilité » et « fait son nid à l'endroit même où chacun de nous se sait mortel ; au lieu même où nous mourrons, peut-être moins seuls grâce à lui. » Cette finitude qui fait notre commune vulnérabilité est à la fois scène primitive et horizon indépassable par où le poème trouve à se déployer.

Toute la première partie du recueil est placée sous le signe de la révolte et de l'élan insurrectionnel. « Rendre l'arme » porte ainsi bien son nom. Y sont dénoncés en effet tous les obscurs mécanismes de pouvoir qui sont à l'œuvre dans la monde et qui s'expriment sous les formes de la corruption, de l'aliénation marchande, et de l'outrance guerrière : « Pays Sans Nom ta faim se fracture au prix du marché noir de monde au club des puissants les bailleurs de fonds des guerres livrées pour vous et pour la multitude pactisent avec l'ennemi numéro un dans les sondages » A ce jeu, les victimes même sont complices et coupables de servitude volontaire : « si les faibles ne mordent jamais la main qui les nourrit / ils lèchent volontiers celle qui les affame » Et tout au long d'un chant de révolte qui s'intensifie à mesure qu'il s'énonce, dénonçant tous les maux dont ce Pays Sans Nom, qui pourrait être aussi bien l'Occident tout entier, se rend coupable, toujours demeure ce « salut d'homme à homme à l'ombre des cœurs animaux », pur élan d'humanité et de fraternité, qui est comme un ultime acte de résistance invitant le poète à faire toujours davantage preuve de cette « irrévérence d'avoir à dire la première salve ». Car au bout du compte demeure également cette incertitude : « on ne sait pas si demain n'est pas un autre jour pour rien ».
La deuxième partie du recueil constitue une ode magnifique à l'être aimée où l'on comprend que l'amour, à la fois celui que l'on donne et celui que l'on reçoit, est peut-être la forme la plus pure de résistance, celle où la fièvre érotique se change en foudre brûlante et où les cœurs s'embrasent au cœur de la nuit. Dans « désert échappé de la respiration des mondes », au lieu même où ils se rencontrent, « ce qu'il reste de nous sombre à l'instant de le dire ». Le poème ne suffit pas à préserver ce qui se brise et pourtant, il en forme la trace. Ainsi, le poète adresse-t-il ces mots à l'aimée : « si tu as soif du sang des condamnés / la loi de ton corps me sera si lointaine / la voix qui s'éteint / sera la voix lavée » Il y a ici comme l'expression d'un sacrifice purificateur. L'aimée se dérobe et à travers la perte de sa présence rejaillit la voix dans son éclat le plus pur et le plus nu. Voix qui est doublement celle du poète qui « recueille une présence millénaire à l'orée de son silence » et du poème qui se dresse en « oraison debout, verbe tremblé ». Ce qui s'annonce n'est rien de moins qu'une résurrection : « Je revis loin du sang même en rêve aucun feu n'est possible dans la nuit des idoles » Et l'être aimé, malgré sa perte, se révèle dispensateur d'un enseignement et même d'une vision précieuse entre toutes : « j'ai vu dans tes yeux l'oubli du premier poème contracté dans tes bras»

La dernière partie est celle du départ, de l'exil, du voyage au pays du soleil levant auquel le poète a consacré un roman entier du nom d'Oshima. C'est bel et bien à Fukushima que la terre a tremblé pour devenir ce « fond d'océan ». Évocation terrible d'une catastrophe nucléaire qui a dévasté tout un pays et qui rappelle les limites du progrès technologique. Au-delà de cet ancrage historique, le poète, tel un peintre impressionniste, nous livre ses visions du Japon comme autant de haïkus libérés de toute contrainte formelle. Il en célèbre la beauté, en esquisse les contours. Ainsi « la mer intérieure n'a plus de secret » et tout devient prétexte à célébration et communion : « marcher jusqu'au fond du jardin dans la chaleur des vignes antiques toucher la rosée du bout des doigts » Et de conclure : « vas-y marche la plage / est au bout du sable / vas-y nage / la mer est au fond de l'eau / ne reviens pas demain / j'aurai sarclé le jardin / dans une autre vie » Cette autre vie est celle qui commence au moment même où le poète renonce au verbe. Ce recueil se donne ainsi comme un sublime triptyque qui prend acte de ce qu'il annonce en son prologue. A la résistance en acte s'ajoute l'expérience transcendante de l'amour et de sa perte, déclencheur d'un exil vers l'ailleurs qui est d'abord et avant tout un retour à soi-même et un retour à la mémoire des origines."

Julien Miavril, 2021