Le mana
de Bob Putigny

critiqué par Eric Eliès, le 12 décembre 2021
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une présentation subjective et passionnée (mais malheureusement teintée de fascination pour le paranormal) du concept clef de la pensée polynésienne
Le « mana », mot polynésien désignant un fluide d’énergie vitale que l'auteur traduit approximativement par ‘pouvoir de l’esprit’, est une force qui peut investir des objets et des personnes, qu’il dote de pouvoirs (bénéfiques ou maléfiques) et qu’il rend tabou en les sacralisant. Le Mana est un concept profondément ancré dans la culture polynésienne et, malgré l’évangélisation forcée et l’occidentalisation de la société, la plupart des gens y croient toujours. Ayant vécu mon adolescence à Tahiti (j'ai passé mon bac au lycée technique du Taaone...), au début des années 1990, je sais que les Polynésiens continuent de respecter et craindre les objets (le plus emblématique étant le « tiki ») et les lieux (notamment les « marae ») qui ont recueilli le Mana de leurs ancêtres.
L’auteur, Bob Putigny, n’est ni tahitien ni ethnologue mais un popaa (un français de métropole) cultivé et curieux, qui a vécu très longtemps en Polynésie, nouant des amitiés qui lui ont permis de recueillir des témoignages et des confidences, dévoilant peu à peu les secrets entourant les rites polynésiens, protégés par un enseignement traditionnel uniquement oral.
L’ouvrage, riche de nombreuses anecdotes personnelles, brosse une sorte de portrait vivant de la civilisation polynésienne et de ses traditions, à travers une description des propriétés et manifestations du Mana. Force cosmique, le Mana se transmettait par hérédité et par cooptation entre les chefs et les initiés. La société polynésienne était donc extrêmement hiérarchisée et cloisonnée afin d’éviter que leur Mana se dégrade ou se dilue. Aujourd’hui, même si le Mana n'est plus la clef de l'organisation sociale et des rapports humains, les Polynésiens manifestent encore, dans leur rapport à la nature, des capacités et une sensibilité qui semblent presque surnaturelles. L’ouvrage, qui restitue avec une grande justesse le rapport au monde des Polynésiens, n’aurait sans doute pas dépareillé la célèbre collection « Terre humaine » si, malheureusement, l’auteur n’avait pas tenté, en versant presque dans l'occultisme et le paranormal, d’assimiler les pouvoir du « mana » aux pouvoirs psychiques de l’esprit. Pour Bob Putigny, pour qui ces pouvoirs ne font aucun doute (nota : les preuves factuelles avancées dans le texte sont très laconiques et consistent pour l’essentiel en des citations extraites du « Matin des magiciens » ; les raccourcis sont très rapides et les quelques arguments scientifiques, reposant sur des interprétations de calculs de probabilités, sont très approximatifs), les Polynésiens, grâce à l’isolement des îles du Pacifique, qui les a longtemps préservés de l’influence de la colonisation occidentale et du rationalisme cartésien, ont développé des facultés extraordinaires qui attestent de la réalité des pouvoirs de l’esprit, que l'auteur présente dans des chapitres thématiques :

Prescience : Bob Putigny a vécu à Manihi, aux îles Tuamutu, dans les années 50. Il déclare avoir été le témoin de phénomènes de prescience, allant même jusqu'à une forme de télépathie. Le ramassage des noix de coco (rahui) pour la récolte du coprah se pratiquait par secteurs, ce qui amenait les cueilleurs à s'installer temporairement dans des campements improvisés, parfois très éloignés du village, où ils vivaient en autarcie pendant quelques semaines, se nourrissant du lagon et de la végétation. Néanmoins, lorsqu'une blessure grave survenait, les gens du village en avaient l’intuition et venaient d'eux-mêmes chercher (en barque) le blessé ou le malade. En autre exemple, il cite que l'île de Manihi était desservie tous les 3 mois environ par une goélette venant de Papeete, qui naviguait à l'aventure pour ravitailler les îles et ramasser le coprah. La radio n'existait pas encore. Lorsqu’un ancien déclarait l'imminence de l'arrivée de la goélette, cette annonce n'était jamais remise en cause : elle n'était d'ailleurs pratiquement jamais erronée. Les Polynésiens ne s'interrogeaient pas l'origine de ces dons de prescience qu'ils exerçaient comme une faculté naturelle.
Les Tahitiens ont toujours accordé beaucoup d'attention aux présages et aux signes, réels ou rêvés. Ainsi, l'arrivée des Européens est considérée par les Polynésiens comme ayant été prédite lors d'un paiatua (= assemblée des Dieux) dans le marae de Raiatea, le temple le plus sacré des Maori. Cette prédiction fut rapportée en 1823, par des prêtres de Bora-Bora : le prêtre Maui, en interprétant une brusque rafale de vent qui avait interrompu la cérémonie en abattant un arbre, aurait formulé l'arrivée imminente d'hommes à peau claire, habillés et naviguant sur des bateaux sans balancier, qui allaient s'emparer de leurs îles. A la fin du XIXème siècle, le commandant Caillet, directeur des affaires indigènes de Tahiti, rapporta que Mano-vahine, une femme énergique et vigoureuse qui était la cheffesse de Tautira, décéda quelques jours après avoir reconnu dans un requin tigre qui lui barrait l'accès à une passe, l'esprit d'un ancêtre venu lui annoncer sa mort prochaine.

Orientation : Il est attesté que les premiers Européens (anglais et français) qui ont découvert les îles polynésiennes ont été émerveillés par la capacité des Polynésiens, sans doute le plus grand peuple de navigateurs de l’Histoire avec les Phéniciens, à se repérer sur la mer sans carte ni instruments. Putigny relate avoir constaté, en naviguant dans les Tuamutu avec un ami (le capitaine Temarii a Teai), que les navigateurs polynésiens possèdent toujours une maîtrise exceptionnelle de la navigation et une science naturelle de la mer et du vent que l'auteur déclare presque égale à celle des poissons pélagiques et des grands oiseaux migrateurs... (pour l’anecdote, l’amiral Desclèves, qui a récemment pris sa retraite de la marine nationale, a écrit plusieurs articles sur l’extraordinaire « sens marin » des Polynésiens, capables de détecter la présence d’une île derrière l’horizon à la modification de la houle ou aux variations de nuances dans les couleurs de la mer et du ciel)

Marche sur le feu : Le feu fut donné aux Polynésiens par Ao-ao-maraia qui, inspiré par le dieu Oro, eut l'idée de frotter deux morceaux de bois pour embraser de la bourre de coco, permettant de cuire les aliments et de dissiper l'obscurité de la nuit. Les prêtres, qui utilisaient le feu pour des rituels de purification, devaient en acquérir la maîtrise totale. Ils pratiquaient la marche sur le feu (umu-ti), qui affirmait leur supériorité sur cet élément.
La marche se pratique sur une fosse rectangulaire, d'une dizaine de mètres de long environ et de 1 à 2 mètres de profondeur, emplie de bois à brûler (branches d'ibiscus, tronc de cocotiers, etc.) et couverte de pierres de basalte. Le feu est allumé le matin et dure la journée, chauffant à blanc les blocs de basalte qui dégagent une très forte chaleur. La marche s'effectue de nuit : deux sorciers prononcent des incantations de conjuration puis s'engagent sur la fosse. Marchant lentement sans cesser leurs psalmodies au rythme des tambours, ils traversent le foyer, le dépassent d'une dizaine de mètres puis le traversent à nouveau en sens inverse. Le feu étant exorcisé, les sorciers invitent alors l'assistance à les suivre sur la fosse car le feu ne les brûlera pas, sous réserve de marcher dans leurs pas et de ne pas se retourner.
Découlant sans doute d'un rituel pratiqué aux îles Hawaïi pour rendre hommage à la déesse Pele résidant au fond d'un volcan, cette cérémonie impressionna beaucoup les Européens. Les Européens qui ont marché sur le feu (dont Bob Putigny) témoignent qu'ils ressentent une chaleur oppressante et presque intolérable, notamment au visage (yeux, oreilles), qui rend la respiration difficile. Néanmoins, la plante des pieds ne brûle pas et reste fraîche pendant toute la traversée...

Néanmoins, les chapitres les plus intéressants sont, pour moi, ceux qui évoquent, non pas les "pouvoirs" du Mana (que l'auteur exagère, allant jusqu'à se demander si l'édification de certains sites ne reflète pas une capacité de télékinésie !) mais les croyances, la culture et l’organisation de la société polynésienne, dont l'histoire reste méconnue :

Le pouvoir du nom : Dans les sociétés polynésiennes, les mots et le nom, surtout par leur son davantage que par le sens, possédaient un pouvoir et un Mana propre. Ainsi, les prêtres remédiaient à certaines situations en débaptisant un objet (bateau, etc.) si celui-ci semblait attirer la malchance. Dans les cérémonies, toute erreur commise par un récitant (haerepo = promeneur de la nuit, car ils avaient coutume d'apprendre les textes en marchant au clair de Lune), notamment dans l'énonciation des textes sacrés ou d'une généalogie, annulait l'effet des incantations et entraînait l'interruption de la cérémonie, qui devait être reprise. Si l’erreur était grave, les haerepo, qui ne disposaient que de l'aide mnémotechnique de leurs chapelets (ficelle tressée de noeuds irréguliers), pouvaient être mis à mort mort. En outre, certains sons, investis d'un caractère sacré (ex : le nom du roi) étaient tabous et interdits de prononciation, sous peine de sanction pouvant aller jusqu'à la mort. Lorsque le roi Tu prit le nom de Pomare en souvenir de son fils aîné poitrinaire, les mots Po (= Nuit) et Mare (= Tousser) devinrent tabous et furent respectivement remplacés par les mots Rui et Hota. Aussi, lorsque des missionnaires ou des colons firent construire des goélettes qu'ils baptisèrent 'Pomare' en guise d'hommage au roi, celles-ci furent attaquées par la population polynésienne, qui ne s'apaisa que lorsque les bateaux furent rebaptisés.

La mort : La mort, en Polynésie, n'était prononcée qu'après trois vaines sommations faites par un prêtre à l'esprit de la personne décédée de réintégrer son corps. Il convenait alors, selon des rites variant selon les îles, d'apaiser l'esprit désemparé et de l'accompagner vers les limbes, par des chants funéraires et par la présence des proches qui maintenaient jour et nuit, en se relayant, une présence permanente sur la tombe. Si subsistaient, pour l'esprit, des motifs de courroux qui l'empêchaient de trouver la paix, celui-ci pouvait continuer à errer et hanter les vivants par des manifestations qui traduisaient la vitalité du Mana du mort (tupa-pau). En ce cas, les Polynésiens violaient la sépulture et manipulaient le cadavre (mutilations, obturation de la bouche par des algues, etc.) pour emprisonner l'esprit dans le corps ou l'empêcher d'aller et venir entre le corps et le monde des vivants ; le corps pouvait alors enfin se corrompre, ce qui privait l'esprit du support charnel indispensable pour se maintenir durablement...

Le tabou : Le mot 'tabou' (du tahitien tapu) fut importé au XVIIIème siècle en Europe par le capitaine Cook, lors de ses voyages en Polynésie. Le tabou est une interdiction absolue, héritée de la tradition, de commettre un acte (peu importe qu'il soit commis volontairement ou non) ; son origine est sacrée et n'a pas besoin d'être explicite. L'ensemble des tapu définissait les règles de la vie sociale : accepté de tous, il a permis à la société polynésienne de s'ordonner harmonieusement sans code civil ni police. Le respect du tabou était dû à la crainte d'un châtiment surnaturel qui s'abattait sur l'auteur de l'infraction (l’auteur suppose que la certitude absolue du châtiment à venir pouvait générer une névrose s'apparentant au châtiment !). Certains tabous permettaient de protéger les individus (tabou sur certains aliments, notamment en période de disette, ou sur le contact avec les malades) et l'ordre social (tabou sur les chefs, sur la consanguinité, sur les temples, etc.) ; d'autres avaient une origine exclusivement sacrée ou symbolique. Les missionnaires ont utilisé le concept du tabou pour faire comprendre aux Polynésiens les devoirs et les interdits des chrétiens.

Les Prêtres : Les prêtres étaient les initiés des sociétés polynésiennes. Le Panthéon tahitien comportait un Dieu porte-parole (Oro), dont les prêtres pouvaient recevoir des messages, soit par le rêve, soit par la transe médiumnique. Les prêtres pouvaient entrer en crises convulsives et subir des modifications comportementales importantes (changement de voix, changement de caractère, appétit, force et intelligences accrues, etc.) allant jusqu’au miracle. Les prêtres pratiquaient aussi la divination, en lisant à la surface d’une eau versée dans un récipient consacré (une noix de coco ou une cavité creusée dans un rocher) la réponse à une question posée. Le Mana des prêtres se transmettait, dans leur lignée héréditaire, aux individus qui ne présentaient aucun défaut physique ou intellectuel. L’enseignement, uniquement oral, reposait sur des récitatifs rythmés et comportait une phase d’apprentissage des savoirs traditionnels (histoire et géographie, astronomie et astrologie, navigation, généalogie, etc.) et une phase d’apprentissage des rituels (liturgie des marae, formules secrètes d’incantation, etc.) dispensée lors d’un long noviciat de solitude et de méditation (le novice vivait séparé de sa famille, dans une grotte ou une cabane construite de ses propres mains). Un jury de prêtres validait cette formation au cours d’un examen oral ; en cas de succès, l’initié était consacré au cours d’une cérémonie puis réintégrait la collectivité.

Les Sorciers : La société polynésienne comportait, outre des prêtres, des sorciers (= taata manamana) consultés de tous mais très redoutés car ils étaient capables de jeter le pifao (= mauvais sort). Les sorciers recouraient à des statuettes (= tiki ou tii, par ailleurs longuement présenté dans un chapitre spécifique) pour entrer en contact avec les esprits, qu’ils cherchaient à faire pénétrer dans le corps de leur victime au moyen d’un résidu corporel (= tupu) lui ayant appartenu (rognures d’ongles, cheveux, etc.). Le tupu était enfermé dans un récipient de pierre, au-dessus duquel le sorcier procédait à des incantations pour y faire pénétrer l’esprit du tii. En vertu du lien unissant les parties de l’iho (= essence de la personne), le sorcier pouvait aller jusqu’à faire mourir sa victime. Pour cette raison, les Polynésiens brûlaient ou enfouissaient tous leurs résidus corporels, y compris les vêtements usés qui pouvaient en contenir ; les notables disposaient même de serviteurs spécialement dévolus à cette tâche. Le pifao, jeté par le sorcier par vengeance ou sur rémunération, pouvait être combattu par un prêtre capable de pratiquer l’exorcisme (= apa) en invoquant le dieu Roo-te-roroo, ou par la victime si elle n’était pas directement sous l’emprise du sorcier. Putigny cite le cas (vers 1930) d’un pêcheur dont la pirogue fut ensorcelée afin qu’elle attire les calamités sur celui-ci ; après deux graves accidents de pêche, le pêcheur découvrit dans la pirogue un paquet en tapa (= étoffe en fibre d’écorce) où il reconnut la signature d’un sorcier ; il brûla tous ses instruments de pêche et changea de profession.

Les Guérisseurs et voyants : La médecine tahitienne repose sur des onguents et des massages, ou sur un Mana de guérison pratiqué par un tahua (= guérisseur). Les guérisseurs possédaient d’excellentes connaissances sur les plantes pharmacologiques (attestées par Putigny lui-même) et certains pratiquaient même la chirurgie avec des couteaux et des bambous taillés (trépanation, réduction de fractures en remplaçant l’esquille d’os par un bout de bois très dur sculpté à la forme). Tiurai (mort en 1918), l’un des derniers grands guérisseurs de Tahiti, a soigné Gauguin avant son départ pour les Marquises. Homme issu d’une famille noble de Tahiti, et méfiant vis-à-vis de l’influence grandissante des Européens, il vécut solitaire en se souciant seulement de recueillir, auprès des anciens, les secrets de la médecine tahitienne. Malgré sa méfiance envers les Européens (qui ont parfois cherché à le confondre par des mystifications), il a expliqué à des ethnologues qu’il utilisait un don de voyance pour établir ses diagnostics et un don de magnétisme pour soigner ; il était conscient de l’influence psychosomatique de ses prescriptions.

Les Arioi : Les arioi étaient des troupes itinérantes, qui possédaient leur propre flotte de pirogues et présentaient des spectacles parfois sacrés parfois profanes. Ils constituaient une caste d'initiés, considérée d'origine semi-divine (les premiers arioi étant les frères du dieu Oro) et devaient, à l'instar de leurs ancêtres divins (et aussi pour éviter de gêner les déplacements de la troupe), rester sans enfant : ils pratiquaient donc fréquemment l'avortement ou l'infanticide. Les arioi se recrutaient dans toutes les classes sociales, sur des critères de beauté physique et de talents. Le postulant se présentait spontanément aux membres d'une troupe et faisait la démonstration de sa ferveur et de son inspiration ; s'il était admis par la troupe, il devenait arioi au terme d'une longue initiation (arts, mystique, etc.) achevée par une cérémonie d'intronisation où le novice recevait une onction frontale et un tatouage indiquant son rang. La caste des arioi était hiérarchisée et chaque progression faisait l'objet d'une cérémonie. Les arioi célébraient essentiellement des mystères religieux, dans de grandes enceintes de spectacles construites à cet effet. Toute la société assistait aux spectacles qui, entrecoupés de banquets, duraient toute la nuit en alternant chants, musiques, ballets, déclamations, etc. Les arioi n'étaient soumis à aucune censure et pouvaient brocarder des notables ou des conflits, qu'ils contribuaient parfois à apaiser... Ces spectacles, souvent obscènes, pouvaient générer des orgies et choquèrent beaucoup les missionnaires et explorateurs anglo-saxons mais furent à l'origine du surnom de 'Nouvelle Cythère' donnée à Tahiti par Bougainville.