Toute ma vie Tome 3
de Julien Green

critiqué par Poet75, le 29 novembre 2021
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Un homme coupé en deux
Quel homme étonnant fut Julien Green ! Les lecteurs assidus de son œuvre avaient certes déjà perçu bien des aspects de sa personnalité. Néanmoins, la parution, en nos jours, du Journal Intégral, en grande partie inédit, accentue de beaucoup l’effet de saisissement que l’on ressent en songeant à ce que fut cet homme. L’œuvre publiée de son vivant laissait entrevoir une sorte de dédoublement de la personnalité, mais, dans le Journal tel qu’il se livre à nous au fil de sa parution, la déchirure qui coupait l’homme en deux parties distinctes est si flagrante qu’elle semble caricaturale. Et elle est cependant vécue, expérimentée de manière on ne peut plus réelle par Julien Green lui-même.
C’est dans le troisième volume du Journal Intégral, qui couvre les années 1946-1950, que cette séparation de l’homme en deux apparaît de manière totalement flagrante. Julien Green en est d’ailleurs on ne peut plus conscient, il le sait et en fait l’analyse. On peut dire, sans exagérer, que ce sont les deux personnalités antagonistes qui coexistent, on ne sait comment, chez le même homme, qui prennent respectivement la plume. D’abord, de 1946 jusqu’à environ le mois de juin 1948, c’est l’homme spirituel qui prévaut, au point de prendre quasiment toute la place. Puis, à partir de ce mois de juin 1948, s’opère un basculement et c’est l’homme charnel qui se met à écrire ou, en tout cas, c’est lui qui s’exprime de manière prépondérante.
Sachant cela, on pourrait facilement s’illusionner en conjecturant que la première partie, celle qui abonde en notations spirituelles, ravira les lectrices et lecteurs avides, elles et eux aussi, c’est ce que j’imagine, de s’élever jusqu’à des sommets de mysticisme. Or, il faut le reconnaître tout de suite, c’est, à mon avis, la partie la plus faible de tout ce que j’ai lu du Journal Intégral jusqu’à présent. Elle est écrite, en effet, par un homme apeuré qui, connaissant bien sa fragilité, se réfugie dans la religion à peu près comme s’il se retirait dans une thébaïde, pour échapper aux périls du monde. Et le monde, dans le cas de Julien Green, cela commence dès le seuil de sa porte franchie. La tentation, pour lui, se faufile partout où se rencontrent des hommes, en particulier des jeunes gens : « Un beau visage, écrit-il lucidement le 29 mai 1946, comme un beau corps, me blesse. C’est une âme malade que je porte en moi. »
Comment faire, dès lors, pour ne plus succomber ? La méthode est radicale. Durant cette période, Julien Green ne sort quasiment plus de chez lui, sinon pour aller à la messe ou à confesse (et Dieu sait s’il se confesse souvent et pour la moindre peccadille !), en s’efforçant de ne regarder personne. Le reste du temps, on a le sentiment qu’il le passe en multipliant les lectures pieuses et en pratiquant des actes de piété, sauf quand il reçoit des visites. Et il en reçoit de nombreuses, qui ne font que le renforcer dans son rigorisme. En dehors de son fidèle Robert de Saint-Jean, de sa sœur et des Maritain, il ne voit, en cette période, quasiment que des religieux, le père Couturier et d’autres (le père Leloir, le père Thomas Philippe, le père Bruckberger, etc.). On peut se demander quelle est l’influence de tous ces religieux sur la manière d’être de Green à cette époque-là. Il n’est pas sûr qu’elle soit bénéfique. Certes, Green, tout à ses dévotions, est habité par une recherche sincère et amoureuse du Christ, cela ne fait aucun doute, il est même question d’expériences mystiques. Poussé par l’un ou l’autre religieux, il prononce des actes de consécration (à durée limitée car il reste prudent), il réussit ainsi, dit-il, à n’avoir plus de tentations et, affirme-t-il, à trouver le bonheur.
On a pourtant le sentiment, en lisant ces pages, qu’il s’en dégage un fumet de tristesse. Exagérément scrupuleux, confit dans ses dévotions, ne lisant que des livres de piété (souvent médiocres), sensible à toutes les fariboles de pseudo-mystiques en vogue chez certains catholiques, Green semble n’être plus que l’ombre de lui-même. On a presque envie de s’exclamer : « Mais quand donc sortiras-tu de ce piège ? » D’autant qu’il manque au christianisme de Green une dimension essentielle, celle de l’amour du prochain, ce dont il se rend compte d’ailleurs, l’une ou l’autre fois. Sa vie spirituelle semble calquée sur l’application textuelle de la célèbre formule de Newman : « Myself and my Creator » (« Mon Créateur et moi-même »).
Il est un autre signe qui ne trompe pas : c’est que, durant toute cette période « spirituelle », Green n’écrit aucun roman. Après avoir terminé, à grand peine, l’écriture de Si j’étais vous, il se trouve incapable de travailler à un nouveau roman, pour la raison, dit-il, que le romancier doit obligatoirement puiser son inspiration dans le péché, ce qui lui fait horreur. Pas de roman donc, mais l’écriture d’un scénario sur Ignace de Loyola, écriture qu’il persiste à poursuivre et à mener à terme, même quand il n’est plus question d’en faire un film, le cinéaste pressenti, Robert Bresson, s’étant très vite trouvé en total désaccord avec Green sur la réalisation de ce projet.
La fragilité de toutes les grandes résolutions de Julien Green, de sa volonté farouche de se sortir du péché, apparaît de manière évidente lorsque tout s’écroule. Car il suffit à l’écrivain de se résoudre à visiter une exposition consacrée au peintre David pour que, patatras, tout se retrouve par terre. Les corps nus, tels que les représentent les peintres, ont marqué durablement l’écrivain et le troublent toujours profondément. Un voyage en Italie et en Suisse achève de le transformer en homme nouveau (et on a presque envie de dire : enfin !).
Certes Green redevient alors, plus ou moins, l’esclave de ses appétits sexuels, mais, il faut bien le dire, c’est comme s’il retrouvait, du même coup, sa finesse, son intelligence. C’est triste à dire, mais c’est pourtant vrai : que la période « mystique » de Green paraît peu pénétrante au regard de ce qui suit ! Lui-même l’analyse ainsi : « les conversions sont toujours accompagnées d’un abaissement de l’intelligence », remarque-t-il le 6 novembre 1948.
Aussitôt il se met à écrire un nouveau roman, qui prendra le titre de Moïra : « Je n’ai pu travailler à mon nouveau roman qu’en replongeant dans le péché », observe-t-il le 22 décembre 1948. Quant aux pages du Journal, si elles décrivent à nouveau abondamment les aventures sexuelles de Green et, surtout, ses tentations et ses désirs inaboutis (les troubles qu’il ressent en voyant des adolescents de quatorze ou quinze ans aux jambes nues – ah ! les jambes nues chez Julien Green !), elles n’en apparaissent pas moins bien plus intéressantes qu’avant, quand elles étaient engoncées dans le corset rigide d’une religion étroite. Même sur ce sujet, son regard a changé : ainsi, quand il exprime, le 8 août 1948, son « immense dégoût des sentiments convenus en religion. » D’ailleurs, comme par hasard, c’est un religieux, le père Laval, lui-même fortement mis à l’épreuve sur le plan sexuel, qui lui fait de fréquentes visites à cette époque. Quant aux jeunes religieux, Julien Green les trouve, le 8 juin 1949, « d’une inhumanité effrayante ». « Les pécheurs laïcs (…) sont plus près [qu’eux] du royaume de Dieu », ajoute-t-il.
Hormis quelques paragraphes qui m’ont particulièrement révulsé, en particulier d’inadmissibles propos misogynes (« Je souffre difficilement la présence des femmes », écrit-il le 7 octobre 1948 !!!) ainsi que les gênantes fascinations pour les adolescents, le Journal, à partir de juin 1948, est à nouveau prodigue en récits intéressants (entre autres, les visites à Gide) et en notations subtiles.
Et l’on en vient, une fois encore, à se poser la question de la pertinence de ce document. Son caractère unique (quel autre écrivain s’est autant dévoilé, et de façon aussi intime, que Julien Green ?) saute aux yeux. Mais pourquoi l’avoir si obstinément poursuivi ? Par amour de la vérité. Sans doute, mais est-ce faire droit à la vérité que de se mettre à nu comme le fit Julien Green ? Lui-même l’avoue, si l’on veut le connaître, il vaut mieux lire ses romans que son Journal. La vérité n’est pas dans l’étalage de toute sa vie (aussi intéressant soit-il), elle est ailleurs. Toujours ailleurs.