Zahhâk, le roi serpent
de Vladimir Medvedev

critiqué par Myrco, le 12 janvier 2024
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Chaos au Tadjikistan
Vladimir Medvedev est un journaliste russe né dans les années 40. Il a vécu une grande partie de sa vie au Tadjikistan, en connait la langue, la culture et les légendes, mais aussi la situation politique. Son livre paru en Russie en 2017 a connu là-bas un très grand succès et fut promu meilleur livre de l'année.

Son roman nous propulse dans l'univers méconnu (du moins en Occident) du plus petit pays de l'Asie centrale, coincé entre la Chine à l'est, l'Ouzbékistan à l'ouest, l'Afghanistan au sud, et le Kirghistan au nord, et ce, à un moment clé de son histoire, à savoir la situation chaotique engendrée par le démantèlement de l'URSS qui entraîna une guerre civile entre 1992 et 1997, diverses factions tentant d'en profiter pour s'arroger le pouvoir.

Le lecteur potentiel se gardera de se laisser abuser par le titre qui laisse penser à un récit légendaire mais n'est qu'une référence au personnage mythique de Zahhâk issu d'un grand classique de la littérature persane "Le livre des rois", figure cruelle portant autour du cou deux serpents nourris de cerveaux humains , à laquelle veut s'identifier l'un des personnages principaux du roman, Zouhourko, dans le but d'inspirer la peur et soumettre la population. Il faut savoir que le peuple tadjik, par sa langue et son origine ethnique appartient à la famille iranienne d'où son imprégnation par cette culture.

L'intrigue prend place en 93, un an après le début de la guerre dite civile et nous propulse dans une zone aux conditions de vie particulièrement difficiles, à l'est du pays dans les montagnes du Pamir.
Dans ce pays livré de longue date à des luttes intestines facilitées par l'absence d'esprit de nation, la vacance du pouvoir central a libéré les appétits de chefs de guerre, voire de petits caïds locaux tels ce Zouhourko, un médiocre, ancien cadre du parti communiste, à la tête d'une bande de droit commun. Le personnage entend bien contraindre, par la terreur et le mensonge, les paysans du cru , à cultiver le pavot pour son enrichissement personnel. Par lui va pénétrer la violence dans ces villages isolés.
Autour de lui vont graviter de nombreux personnages. Citons entre autres parmi les plus importants pour l'intrigue: Davron, un ancien officier soviétique intègre et droit dans ses bottes,, missionné à la tête de ses hommes par un certain Sangak pour accompagner Zouhourko dans son expédition à visée faussement humanitaire et en limiter les dérives (?); Oleg, un journaliste d'investigation qui se retrouvera piégé; Karim, un jeune paysan naïf enrôlé comme soldat et dont le rôle s'avèrera déterminant...
C'est dans ce contexte que vont se trouver brutalement projetés Vera et ses deux jumeaux de seize ans, Zanina et Andreï. Vera est russe et ne parle pas la langue du cru. Tous trois sont éduqués, urbains. Suite à l'assassinat non élucidé du père, médecin tadjik, originaire d'un de ces villages, la famille de celui-ci va venir les exfiltrer pour les ramener dans ces montagnes afin de les protéger. Leur destin pour leur malheur croisera celui de Zouhourko.

De mon point de vue, le roman vaut essentiellement pour son double intérêt ethnographique et historique.
Intérêt ethnographique. Ce n'est pas l'aspect le moins intéressant de l'ouvrage que cette confrontation entre deux mondes aussi étrangers l'un à l'autre que cette petite cellule familiale exfiltrée et cette communauté montagnarde représentative de la culture traditionnelle tadjik très imprégnée par l'islam, marquée par un sens aigu des convenances (doublé d'ailleurs d'une grande hypocrisie), de la hiérarchie sociale, le statut infériorisé et néanmoins paradoxal de la femme, l'influence bien que déclinante de l'autorité religieuse, les rituels funéraires spécifiques, la persistance de croyances arriérées...tout cela souvent restitué au travers du regard de l'adolescente rebelle qu'est Zanina.

Quant à l'intérêt historique, il est à la fois véhiculé par le personnage d'Oleg, le journaliste, qui tend à recontextualiser les évènements et apporter des éclairages sur l'histoire passée ( par exemple la révolte des basmatchis contre le pouvoir soviétique dans les années 20) et par l'introduction de personnages réels au sein de la fiction. Sangak Safarov , personnalité charismatique, un des dirigeants du Front Populaire du Tadjikistan fut en effet avec Faizali Saïdov un des chefs de guerre partisans d'un gouvernement post-communiste. Le roman relate une version des circonstances de leur assassinat en 93. Alioch le bossu, figure importante du trafic de drogue avec l'Afghanistan a réellement existé. Quant à Emomali Rahmon parvenu au pouvoir en 94, il est toujours président à l'heure actuelle.

Au-delà de ces aspects, le livre ouvre des voies de réflexion notamment sur les thèmes de la soif de pouvoir de certains et sur les relations à ce dernier de populations sous contrôle qui en seront toujours au final les victimes. Ici " les paysans se moquent bien de savoir quel pouvoir arrive et quel pouvoir s'en va. Ce qui compte, c'est que le nouveau les opprime moins que l'ancien et qu'il se mêle moins de leurs affaires."


Si la tragédie qui fait parfois écho à certaines légendes antiques domine largement un roman d'action donnant lieu à quelques épisodes violents qui témoignent de la persistance de moeurs barbares à une époque pas si lointaine (mais n'ont-ils pas ressurgi dans notre actualité récente à l'intérieur même de nos frontières ?), la narration n'en est pas moins ponctuée de notes burlesques et de passages truculents et sait mêler habilement la farce et le tragique.
Par ailleurs, concernant la structure du roman, il entrelace les récits de sept narrateurs différents auxquels l'auteur a su avec bonheur, attribuer des tons et registres de langue propres à chacun: un choix littéraire qui permet de donner à voir autant d'aspects de la réalité.

Au final, au vu de l'enthousiasme suscité, nous dit-on, par la publication de l'ouvrage en Russie, je dois avouer avoir été un peu déçue par rapport à mon niveau d'attente.
Les évènements précis sur lesquels s'est focalisé l'auteur intervenant dans une réalité globale, j'aurais tendance à reprocher un certain flou sur cet arrière-plan des factions en présence. Il en est résulté pour moi une certaine frustration même si les zones d'ombre incriminées peuvent rendre compte de la complexité d'une réalité dans laquelle il était sans doute parfois difficile de saisir certains tenants et aboutissants.
Reste qu'il s'agit là d'un travail qui parvient à condenser un maximum d'éléments pour nous faire découvrir ce pays peu connu, ses légendes, son histoire, sa culture en un roman touffu qui vaut lecture.