L'inondation
de Evgueni Ivanovitch Zamiatine

critiqué par Sibylline, le 5 septembre 2004
(Normandie - 73 ans)


La note:  étoiles
La magie des mots
A Saint Pétersbourg, régulièrement, il y a des inondations terribles. Ce n’est pas le fleuve, la Neva, qui déborde, c’est la mer, poussée par le vent, qui remonte le fleuve et elle voit trop large.
« L’inondation » de Eugène Zamiatine, se situe à cet endroit-là et à ce moment-là. La montée de l’eau, la rupture des digues et les milliers de morts, sont les répliques météorologiques des tourments humains.
C’est un drame, et je dirais, un drame éternel, car, dès que l’on a les éléments de départ, on sait ce qui va se passer. Cette histoire là a toujours eu lieu, c’est toujours la même qui se reproduit. Ce n’est pas Woody Allen qui va nous contredire.
Mais le choc pour Sophia, quand elle bredouille, face à l’évidence « Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » est tellement bien rendu ! On entend cette femme casser. « Elle n’avait plus rien, ni bras ni jambes- rien que son cœur qui, tournoyant comme un oiseau, tombait, tombait, tombait. »
Et la suite aussi est inévitable. C’est le récit d’un drame terrible et banal. De ses prémices à son épilogue.
Pourquoi ce drame si banal m’a-t-il tant bouleversée ? Comment a-t-il pu me parler au cœur comme s’il était mien ? C’est qu’il y a le style de Zamiatine, son art de la langue, qui tient au choix des mots, aux images et au rythme, à la respiration qu’il impose. Tout ce texte est un véritable poème en prose où les mots vous emportent par un pouvoir époustouflant, vous transportent, par la magie des images qu’ils font naître, dans la chair des personnages. Jugez-en : « La pendule au-dessus d’elle frappait bruyamment du bec dans le mur. », « Seules ses lèvres frémirent comme la peau du lait lorsqu’elle est tout à fait prise. » et pour finir, « Avec difficulté, par degrés, elle se mit à inspirer de l’air, remontant avec son souffle –comme avec une corde- une pierre qui était au fond. Arrivée tout en haut, la pierre se détacha, Sophia sentit qu’elle pouvait enfin respirer. Elle soupira et, lentement, s’enfonça dans le sommeil comme dans une eau profonde et chaude. »
J’arrête, je pourrais pratiquement tout recopier. Rédigé en 1929, c’est un petit livre de moins de 100 pages, et que j’ai pourtant mis assez longtemps à lire, parce que je m’arrêtais, relisais plusieurs fois des passages, revenais en arrière, vérifiais des mots, revivais des scènes. Parce que aussi, je me suis aperçue que, subjuguée par le texte, je me le disais au lieu que la lecture passe directement des yeux au cerveau comme elle le fait habituellement.
Je ne connaissais pas du tout Evgueni Zamiatine. Djian parlait des rencontres que l’on a avec certaines écritures, du frisson qu’elles nous font courir dans le dos. C’est ainsi que Zamiatine m’a troublée et j’en suis encore étonnée.
Un chef d'oeuvre 10 étoiles

Sibylline a déjà fait une belle critique de ce très beau livre... de ce récit que l'on parcourt au rythme des mots, au rythme du balancier du pendule d'une petite cuisine d'un couple de Saint Petersbourg...

On entre de prime abord dans la vie de ce couple, Sophia et Trofim Ivanytch, mariés depuis treize ans. Sophia approche la quarantaine et n'a toujours pas réussi à faire un enfant à son mari. Mais ils n'en parlent pas, les non-dits se font pesants dans leur vie de couple. Un jour, le voisin du dessus, un menuisier, meurt du typhus. Il élevait seul sa fille de treize ans, Ganka. Treize ans, Ganka aurait pu être la fille de Sophia... Alors que la Néva déborde, le couple décide enthousiaste d'adopter la jeune fille orpheline. Le courant passe tout de suite très bien entre Ganka et Trofim mais Sophia et Ganka n'arrivent pas à communiquer. Les relations entre le couple et leur nouvelle fille se font de plus en plus complexes. Un drame familial terrible se noue sur fond de la Néva grondante et au son du balancier de la pendule qui résonne.
Le style est dense et le récit tout à fait palpitant; je l'ai lu d'une traite, sans lever les yeux une seule fois.
Un pur chef d'oeuvre qui me donne envie de découvrir plus avant l'oeuvre de ce grand écrivain russe exilé volontairement sous Staline...

Loutarwen - NANTES - 40 ans - 3 juin 2007


Merveilleux Livre ! 10 étoiles

Et superbe critique de Sibylline ! Très difficile de faire mieux !
Au passage, merci à Ulrich d'avoir insisté pour la lecture de "Nous autres", ce que je ne manquerai donc pas de faire.

Le sujet de ce livre est terrible, on vit le drame de cette femme comme si c'était le nôtre. Et, en effet, le style d'écriture y est aussi pour beaucoup. Les mots pèsent pèsent lourds, sont judicieux, abrasifs, juste comme des scalpels. Comme le souligne Sibylline, ces phrases donnent un véritable rythme au récit et au drame. Un véritable chef-d'oeuvre que cette nouvelle.

Au passage je me permets de dire ici que Zamiatine est un écrivain du tout début du XXième siècle et qu'il était considéré comme un véritable dandy par Trotski. Constamment censuré en URRS, c'est lui qui demandera à Staline d'être exilé en 1931.

Il meurt à Paris en 1937 après avoir collaboré avec Jean Renoir au film tiré des "Bas-fonds" de Gorki. Film qui a obtenu le "Prix du meilleur film de l'année" en 1936

Vraiment un livre à lire !

Jules - Bruxelles - 79 ans - 17 mai 2005


Le récit et les mots 8 étoiles

Le récit d'un drame terrible et finalement assez banal. Ma critique sera éclair et pauvre. Pauvre face à celle de Sibyline qui a su admirablement dire toute la magie de ce récit : le pouvoir des mots. L'écriture scandée, bouleversante et renversante. Je serais juste un peu moins enthousiaste car j'ai ce gros défaut de comparer les livres d'un même auteur entre eux. Ils n'ont rien à voir. Une telle comparaison est idiote et je suis d'accord mais..oui l'écriture est toujours aussi magique mais "Nous autres" m'avait tellement bouleversé...le récit était tout sauf banal et l'écriture toujours aussi magistrale. L'inondation n'a pas réussi à me faire oublier que Zamiatine sera pour moi avant tout l'auteur de "Nous autres". Sans doute aussi une question de moment dans notre vie de lecteur ! Cette part magique d'aléas et de hasard dans notre histoire de la littérature.

Ulrich - avignon - 49 ans - 25 mars 2005