Le ventre des hommes
de Samira El Ayachi

critiqué par Jfp, le 14 août 2021
(La Selle en Hermoy (Loiret) - 75 ans)


La note:  étoiles
fille de mineur
Un roman un peu foutraque, écrit à la "va comme j’te pousse", avec moult maladresses de langage, mais terriblement attachant tant il est empreint d’une profonde sincérité. L’auteure mène de front deux histoires, sa propre histoire (?), débutant pour le lecteur lorsque la police vient l’arrêter en plein cours de CE2, et celle de son père, dont elle découvre sur le tard un passé de syndicaliste actif dans les mines de charbon du Nord-Pas-de-Calais. Deux personnages que tout oppose. Ce père, chef de village dans le sud marocain, parti travailler en France dans le cadre de curieux accords négociés secrètement entre le Maroc et la France pour faire vivre aux mines leurs dernières années avant la fermeture, privant les travailleurs immigrés de tous les droits associés officiellement au statut de mineur. Un père ayant soigneusement dissimulé sa connaissance (même très partielle) du français et le fait qu’il savait lire et écrire, l’analphabétisme étant une des conditions requises pour partir en France (sic). Un père dévoué à ses compatriotes, dont il va rapidement devenir le porte-parole pour faire valoir leurs droits injustement bafoués. Une fille, première de la classe tout au long de sa scolarité, parfait exemple de la méritocratie à la française, dont l’amour pour ses élèves n’a d’égal que son rejet de ce père qui l’a élevé à la dure. Un père qu’elle va finir par découvrir sous un tout autre jour alors que, malade, il vit sans doute ses derniers moments. Deux destins qui vont se rejoindre dans un rejet commun des tabous et de l’individualisme dominant. Le récit est heurté, traduisant au plus près, avec ses creux et ses bosses, l’afflux incontrôlé des sentiments, avec des images à la limite de la poésie. Un beau roman, brut de décoffrage, avec la force d’une sculpture de Rodin…
La fermeture des mines 8 étoiles

Hannah a été emmenée par les gendarmes au commissariat pour s’expliquer sur une faute grave commise dans l’exercice de sa fonction d’institutrice. Comme elle craint d’être mal comprise, elle veut raconter sa vie, la vie de son père, la vie de sa famille nombreuse, deux grands, deux moyens et deux petits. Elle est l’un des moyens. Son père, Berbère du sud marocain, s’est porté volontaire pour venir travailler en France, la pluie avait fait défaut, les dattes n’avaient pas bien poussées, le village menaçait famine, le miroir aux alouettes agité par les recruteurs a attiré le jeune homme déjà père d’un enfant. A cette époque, il ne savait pas qu’il venait en France pour assurer la fin de l’exploitation des houillères du Nord-pas de Calais, lui et les autres de sa région constituaient une main d’œuvre supposée malléable, non bénéficiaire du statut de mineur donc facile à licencier quand le moment serait venu de fermer les mines de moins en moins productives. Mais le père, avec ses collègues et les syndicats, s’est battu comme un beau diable pour bénéficier des avantages de ce statut, il est même passé à la télévision.

Hannah, elle est née en France après le regroupement familial, elle raconte sa vie plutôt misérable dans les corons où cependant régnait une vraie chaleur humaine, l’amitié, la solidarité, l’insouciance de l’enfance pendant que les adultes complotaient pour obtenir un statut plus juste. Sa vie dans les rues du quartier avec les enfants des Polonais, des Italiens, des Algériens, … toute une société multiethnique où se brassaient les langues, les jargons, les idiomes, les patois, où se mêlaient les cultures et les religions. Le coron ne connaissait pas le racisme que l’école connaissait mieux surtout quand, comme Hannah, on est une bonne élève est qu’on veut fréquenter les grandes institutions.

Ce texte ce n’est pas seulement un roman social qui raconte la fermeture des houillère du Nord-pas de Calais et le triste sort des derniers embauchés, les mineurs marocains, c’est aussi un plaidoyer pour le sort des femmes, marocaines ou autres, qui n’ont jamais été intégrées, dont on ne s’est jamais préoccupé. Ces laissées pour compte de l’intégration avaient pour seul moyen d’expression leur langue vernaculaire. L’auteure, enseignante, insiste sur l’importance de la langue dans l’éducation, l’instruction et l’intégration. L’intégration qui n’est pas facile non plus pour les enfants nés en France qui souvent ne parlent plus que la langue apprise à l’école et éprouvent des difficultés pour communiquer avec leurs parents accentuant ainsi le décalage générationnel déjà fortement impacté par la migration et le mélange des populations.

Il faut aussi faire face au racisme, au rejet, à la stigmatisation, au sentiment d’usurper une place qui n’est pas la sienne. Et, quand comme Hannah, on rêve d’absolu, d’un monde idéal évoqué par les montagnes de livres qu’elle a ingurgitées, le dérapage peut survenir. Faut-il accepter tout ce que les décideurs, les penseurs, la hiérarchie, … cherchent à imposer, ne faut-il pas se dresser pour exiger un monde meilleur comme un mineur se dresse pour avoir un meilleur sort ?
Ainsi ce livre n’est pas seulement un roman social qui rapporte et réclame, c’est aussi un livre militant, idéaliste, une réflexion politico-philosophique sur le rôle de l’individu dans la société construit à travers des tableaux, des scènes, des récits d’événements, de drames, de joies, de déceptions, …, autour du fil rouge de son interrogatoire au commissariat de police. C’est un document qui montre comment elle s’est construite, comment des quantité de jeunes enfants d’immigrés se sont construits et ont cherché leur chemin dans cette nation que leurs parents ne connaissaient pas. C’est ainsi un véritable document que les historiens pourront consulter quand ils étudieront cet épisode de l’histoire de France et des pays qui lui on fournit la main d’œuvre nécessaire à son redressement après les énormes destructions de la guerre.

Un roman d’une grande richesse documentaire, un texte très littéraire, une construction originale et surtout une conviction d’un militantisme indéfectible.

Débézed - Besançon - 76 ans - 9 septembre 2021