Jours de sable
de Aimée de Jongh

critiqué par Blue Boy, le 19 juillet 2021
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Le jour où la terre nourricière se fit désert…
Etats-Unis, 1937. John, 21 ans, vient de débarquer à Washington, où il se fait embaucher en tant que photographe dans un prestigieux journal. Pour son baptême du feu, il sera envoyé en Oklahoma, où sévit depuis plusieurs années le « Dust Bowl », une tempête de sable liée à la sécheresse qui ravage les cultures, empoisonne l’air et plonge la population dans la misère. Sa mission : ramener des clichés pour témoigner de la vie des habitants, du moins ceux qui n’ont pas encore fui la région… Une expérience terrifiante qui ne le laissera pas indemne.

Cet album très attendu d’Aimée de Jongh est un véritable choc visuel et sensoriel, ce qui en fait assurément un événement pour cette année 2021. C’est à partir d’un fait historique un peu oublié, le Dust Bowl — un phénomène météorologique lié à la sécheresse qui provoqua la misère et la fuite des paysans principalement du Texas, de l’Oklahoma et du Kansas, de 1931 à 1937 —, que l’autrice néerlandaise a conçu seule cette fiction hors normes. Elle s’est inspirée également des nombreuses photographies en noir et blanc, pour certaines très célèbres, témoignant de cette catastrophe inédite et dont une partie montrait les habitants de la région dans une immense détresse. Si John Steinbeck a évoqué dans « Les Raisins de la colère » l’exode vers la Californie de ces populations plongées dans la misère, il n’a en revanche que peu traité la question de ce dérèglement climatique dû à l’activité humaine, peut-être le premier de cette ampleur dans l’histoire de l’humanité.

La narration impeccable, faite de longues plages de silence où le dessin prend le dessus, associée à une mise en page aux plans très serrés, souvent en pleine page, nous emporte telle une tornade au cœur de l’histoire. Et si la comparaison est facile, elle n’en est pas moins vraie… Le lecteur est littéralement immergé dans cette atmosphère suffocante aux tonalités oscillant entre le gris beige et le brun orangé. Visuellement, c’est aussi magnifique que la situation des habitants appauvris par la catastrophe n’est tragique, et l’esthétique soignée n’enlève rien à la puissance de l’image. Le cadrage est saisissant, comme si l’autrice avait cherché à nous mettre le nez dans ces vents de sable pour nous faire mieux ressentir l’âpreté d’une situation dont les victimes ont littéralement « mordu la poussière ». Le trait sensible et réaliste d’Aimée de Jongh retranscrit parfaitement les états d’âme de ces gens livrés à eux-mêmes, pris dans la nasse du désespoir et pour une bonne partie captifs d’une terre maudite, sans même avoir les moyens financiers de la quitter…

Le jeune héros, John, va vivre, à travers cette première expérience professionnelle en tant que photographe, un véritable parcours initiatique qui va le plonger dans des abîmes existentiels. Très vite, malgré sa jeunesse, le doute va l’envahir quant à l’éthique de la fonction qui lui a été assignée par le journal qui vient de l’embaucher : prendre des clichés suivant des thématiques très précises, un rien cyniques dans leur aspect factuel, car déjà à l’époque, le « choc des photos » était nécessaire pour augmenter les ventes. Mais il n’est pas pour autant question de porter un jugement trop sévère sur ces photographies, dont la mise en scène pouvait travestir la réalité pour la rendre plus percutante. Car sans ces témoignages sur pellicule (et ces portraits saisissants, dont certains ont marqué la conscience collective, en particulier celui de cette mère migrante par Dorothea Lange), qu’aurions-nous su de cette tragédie et quelles traces en aurait gardé l’Histoire ? Aimée de Jongh elle-même aurait-elle pu réaliser cet album ? Pourtant, John, ce garçon sensible et empathique, l’est peut-être un peu trop pour exercer un métier se résumant à observer le monde dans sa dureté, où le photographe croit se protéger derrière la froideur mécanique de son objectif…

En plus de toutes les qualités narratives et graphiques de ce one-shot, ce qui le rend encore plus marquant, plus prégnant, est la façon dont les faits décrits résonnent puissamment avec les problématiques environnementales de notre époque. On imagine sans peine qu’une telle catastrophe puisse désormais se reproduire sous n’importe quelle latitude, surtout quand l’actualité nous annonce que la côte Ouest du Canada ou la Sibérie subissent des températures approchant les 50° Celsius…

Nul doute que « Jours de sable » marquera les esprits pour longtemps et ne passera pas inaperçu. La maison Dargaud, qui l’a bien compris, a doté l’ouvrage d’une qualité éditoriale on ne peut plus seyante, renforcée par un excellent choix visuel pour la double couverture et un minimalisme stylé pour la couverture intérieure. Avec ce petit plus qui n’est rien d’autre qu’une déclaration d’amour à l’objet papier : la cordelette marque-page. Avec une réussite aussi évidente, qui pourra encore oser prétendre que le neuvième art est une affaire de mecs et nier l’importance des autrices ?