Joe la pirate – La vie rêvée de Marion Barbara Castairs
de Hubert (Scénario), Virginie Augustin (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 19 juillet 2021
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Une femme hors-normes dans une peau d'homme
Née avec le XXe siècle, Marion Barbara Castairs, richissime héritière, eut une vie digne d’un personnage de roman. Rebelle dès le plus jeune âge, celle qui « se sentait déjà queer dans la matrice », créa sa compagnie de taxis féminins, participa à la Grande Guerre, battit des records de vitesse dans des courses de bateaux et régna en monarque éclairé sur une petite île des Bahamas. Lesbienne totalement assumée, elle s’habillait en homme et multiplia les conquêtes féminines. Il s’agit là du dernier scénario de feu Hubert, avec la collaboration de Virginie Augustin aux pinceaux.

A elle seule, la scène d’introduction vaut le détour. Hilarante mise en bouche, elle donne le ton quant à la suite du récit. Encore fillette, Joe, qui à l’époque s’appelait Marion, est surprise par papa en train de humer un cigare. Loin de se démonter face au paternel l’obligeant à allumer le cigare dans le but de la dégoûter à tout jamais, la gamine se met à aspirer sereinement de grandes bouffées sur l’objet du délit, comme si elle avait toujours fait ça depuis le début de sa courte vie… un passage tout à fait jubilatoire qui, espérons-le, échappera à la vigilance des chasseurs de buzz désœuvrés écumant les réseaux sociaux….

Une fois refermé cet incroyable biopic, on a toutes les peines du monde à croire qu’une personnalité aussi atypique que celle de Marion Barbara Carstairs, alias Joe Castairs, ait pu tracer sa route et s’imposer comme elle l’a fait à une époque où féminisme et homosexualité avait si peu droit de cité. Certes, son statut de riche héritière l’a beaucoup aidée, mais en assumant totalement son amour des femmes, elle détonnait quelque peu face aux règles de bonne conduite de l’époque, même si elle a pu (et su) profiter des années folles pour affirmer son goût pour l’excentricité et la fête dans les milieux libertins. Il s’en est fallu de peu pour que l’Histoire remise aux oubliettes ce personnage de lesbienne haut en couleurs, qu’il est pourtant impossible d’oublier une fois qu’on en a lu le portrait.

Il s’agit d’un des derniers scénarios d’Hubert avant qu’il ne nous quitte début 2020, et s’il n’en verra pas le résultat final, il aurait toutes les raisons d’en être fier. On retrouve ici son talent de conteur, mis en images avec brio par Virginie Augustin, qui fait que l’on dévore littéralement cette saga romanesque digne d’un biopic hollywoodien. Sur un rythme échevelé, l’auteur de « Peau d’homme » nous met dans les pas de cette femme hors du commun, de son enfance dans le Londres victorien jusqu’à sa mort dans la Floride de la dernière décennie du XXe siècle, en passant, entre autres, par les Bahamas, où elle avait acheté une île qu’elle s’était mise en tête de « civiliser »… A l’évidence, le lecteur sera subjugué par cette figure excentrique au parcours extraordinaire, pour le moins mouvementé.

Si Virginie Augustin a recouru ici au noir et blanc (à l’exception d’un court passage en couleurs dont il appartiendra au lecteur d’en deviner l’explication), c’était pour mieux, dit-elle, se centrer sur le personnage de Joe. Il est vrai que mettre de la couleur pour représenter le cadre idyllique des Bahamas aurait pu détourner l’attention du lecteur. Or, ici, le sujet c’est « Joe la Pirate ». La géographie se devait donc de rester secondaire. Il faut dire que la co-autrice d’ « Alim le tanneur » s’en sort plutôt bien. Si sa ligne claire dynamique évoque Yves Chaland, sa gestion du noir et blanc peut faire penser à Hugo Pratt, en particulier pour l’atmosphère exotique des îles.

Après lecture, ce portrait peine pourtant à susciter une pleine adhésion, tant le personnage est ambivalent, voire parfois agaçant. Bien sûr, 200 pages ne sauraient suffire à résumer la psyché complexe de « Miss Castairs », mais celle-ci révèle à travers cet ouvrage certains traits de caractère exécrables, même si l’on doit replacer le récit dans le contexte de l’époque. Les auteurs n’en font pas mystère et ne cherchent pas non plus à enjoliver la réalité. Pour cela, on leur en sera très reconnaissant. Oui, le personnage peut agacer mais fascine tout en même temps. Pétrie de contradictions, Joe était capable du pire comme du meilleur, conséquence peut-être d’un rapport houleux avec sa mère, dont elle finit par reproduire les principaux traits psychologiques, mélange de traditionalisme et de libertinage.

Superficielle à l’extérieur, complexe à l’intérieur, notre « héroïne » aimait à s’oublier dans sa passion pour la vitesse, ou se dissoudre dans des fêtes débridées — pour ne pas dire des orgies —, tout en étant choquée si elle surprenait ses employés en train de copuler dans le bois de Whale Cay. Un peu caractérielle, telle une enfant gâtée qui n’aurait pas tout à fait mûri, elle continuait à vivre une enfance éternelle à travers sa poupée surnommée Lord Wadley, double d’elle-même sur qui le temps n’avait que peu d’effet. Croyant que l’argent pouvait tout acheter, elle s’habillait et draguait les femmes comme un mec, sur le mode « à l’ancienne » qui donne aujourd’hui — et à juste titre — de l’urticaire aux militantes Metoo. En outre, elle collectionnait les amours comme on collectionne les trophées (le plus prestigieux étant Marlène Dietrich, qui lui avait d’ailleurs donné ce surnom de « pirate »), ce qui valut tout de même à cette pauvre petite fille riche quelques déboires. Mais une chose est sûre, elle savait charmer ses « donzelles » et les combler davantage que le plus irrésistible des casanovas. Manipulatrice dans l’âme, elle s’était créé son petit royaume sur l’île de Whale Cay, où elle pratiquait un paternalisme autoritaire vis-à-vis des autochtones à son service, et malgré ses intentions louables, certes non dénuées de condescendance « civilisatrice », elle s’exposera là encore à quelques désillusions, à une époque où la décolonisation était la tendance.

D’aucuns objecteront sans doute que quand l’argent coule à flot, on peut se permettre d’avoir une vie aussi trépidante que celle-là, mais dans le cas de Joe Castairs, c’est bien sa personnalité turbulente qui a décuplé cette existence en forme de feu d’artifice, digne d’un Gatsby le Magnifique, personnage fictif en revanche. On pourra ne ressentir aucune empathie pour cette femme atypique, souvent déroutante, mais n’en déplaise aux esprits les plus réactionnaires qui détesteront sans doute cet être libre à tout crin, lesbienne de surcroît, elle fut, malgré son côté invivable, profondément aimée de ses amantes, séduites sans doute par son incroyable force vitale. On terminera en évoquant la très belle couverture au design Art déco, qui traduit avec justesse le glamour de cette épopée « bigger than life ».