La Vierge du Mal
de Edmundo Paz Soldán

critiqué par Myrco, le 15 août 2021
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
Bien plus qu'un roman carcéral
"L'une des voix les plus novatrices de la littérature latino-américaine d'aujourd'hui": cet hommage venant de Mario Vargas Lhosa a été pour moi une invitation à découvrir Edmundo Paz Soldan, représentant actuel (né en 1967) d'une littérature qui offre bien peu de visibilité au niveau mondial, à savoir la littérature bolivienne. "La vierge du mal" paru dans sa version originale en 2017 sous le titre "Los dias de la peste", s'inscrit dans une oeuvre déjà conséquente, riche à ce jour de plus d'une dizaine de romans et de presqu'autant de recueils de nouvelles, mais hélas encore trop peu traduite en France.

Dense, sombre, dur, puissant et quasi désespéré, ce roman carcéral qui emprunte beaucoup plus qu'on ne pourrait le croire à la réalité, tient toute sa force de sa résonance métaphorique. Ne nous renvoie-t-il pas à l'image juste un peu forcée (quoiqu'en Amérique du Sud ?) du monde dans lequel nous vivons ou tout au moins vers lequel nous nous acheminons et au sein duquel nous sommes de plus en plus piégés ?: un monde en pleine déliquescence et dont l'auteur nous fera ressentir la puanteur tout au long de l'ouvrage, au propre comme au figuré, comme le souligne la chanson que fredonne la jeune Lya, l'un des personnages du livre. Décomposition d'une société gangrenée par la violence, la drogue, corruption par l'argent-roi (ou à défaut le sexe peut servir de monnaie d'échange) , prégnance grandissante de la religion à la fois dernier espoir des laissés pour compte et instrument au coeur de luttes de pouvoir politique, menaces de pandémies inconnues qui s'abattent sans discrimination sur une espèce humaine dépassée...

Cette vision s'incarne ici dans l'univers clos, toxique et oppressant d'une prison - la Casona - située dans une région dite des Confins, loin du pouvoir central, à la lisière d'un pays d'Amérique du Sud jamais nommé. Prison hors normes néanmoins librement inspirée du célèbre pénitencier San Pedro de La Paz, la Casona fonctionne comme une micro-société grouillant de multiples activités intégrées (restaurants, échoppes, laboratoire de drogue... souvent gérés par les "pontes" prisonniers ) aussi bien que d'un large échantillonnage d'humanité. S'y mêlent étroitement petits délinquants, criminels endurcis, barons de la drogue, prostituées, personnel soignant, gardiens mais aussi les familles des prisonniers, conjoints et enfants, réunis dans un souci de "pacification".
Ici, à l'image de notre société, l'argent régit tout et engendre de fortes disparités et le moins qu'on puisse dire est que tous ne sont pas logés à la même enseigne.
Ici force et manipulation priment sur les notions de droit et justice. Exactions sadiques, dépravation sexuelle ( sur lesquelles l'auteur ne s'étend pas plus que nécessaire) , rackets entre prisonniers, trafics en tous genres trouvent là un terrain propice.
Mais le pire est que ceux qui sont censés faire régner l'ordre et la loi participent souvent eux-mêmes de ce système totalement gangrené qui lie personnel et détenus par choix ou au mieux par nécessité pour espérer y échapper (Vacadiez par exemple) ou simplement être en mesure de poursuivre leur tâche (la doctoresse).
C'est en virtuose que l'auteur dissèque ces relations ambigües et leurs motivations sous-jacentes, chacun tenant l'autre d'une façon ou d'une autre de telle sorte que le système ne peut que perdurer.

Dans ce creuset de la misère humaine, il y a ceux qui profitent, ceux qui se résignent et ceux qui parviennent à entretenir un espoir et celui-ci peut prendre la forme de "l'Innommable", Ma Estrella sorte de divinité syncrétique dont le culte s'est répandu dans et hors les murs. (On pense à la résurgence actuelle du culte de la Santa Muerte au Mexique). " Le culte s'était réinventé (...) comme s'inventent et se réinventent tous les dieux à partir des besoins des gens " en l'occurrence le besoin des laissés pour compte de se venger des puissants, car Ma Estrella porte un message de vengeance et non d'amour et fait planer le spectre du soulèvement des plus démunis.

En parallèle, va intervenir dans la Casona une terrible crise sanitaire liée à l'apparition d'un virus non identifié et létal qui tue sans discrimination dans les conditions les plus dégradantes et que les médecins sont impuissants à combattre. On notera que le livre a été écrit entre 2014 et 2017 donc avant l'apparition de la Covid. Beaucoup d'aspects dans les lourdeurs bureaucratiques et les tentatives de lutte des personnels soignants sembleront étrangement familiers aux lecteurs de 2021;

SPOILER ?
Dans ce contexte, Edmundo Paz Soldan introduit une dimension politique au travers des luttes de pouvoir des dirigeants locaux ou aspirants. Les uns vont tenter d'instrumentaliser le culte en espérant s'attirer les faveurs du peuple, les autres sentant leur pouvoir menacé vont tenter de l'interdire créant une situation de crise insurrectionnelle d'autant que les adeptes du culte ne vont pas manquer de voir dans la maladie le châtiment infligé par Ma Estrella.
C'est au commandant des forces spéciales venu réprimer les insurgés que l'auteur confie le mot de la fin, perspective peu encourageante que l'on est tenté d'extrapoler:" il s'est demandé qui allait l'emporter, le virus ou l'Innommable".

Si la tonalité du roman se révèle bien sombre, l'auteur a néanmoins su préserver quelques fragiles lueurs d'humanité dans cette noirceur notamment au travers des personnages de Rigo l'illuminé et du Docteur Tadic. De même quelques retours sur le passé de certains personnages peu sympathiques leur confèrent une dimension plus humaine.

Sur le plan de l'écriture proprement dite, la construction narrative dynamique, assez originale, fait alterner en séquences courtes , par voix directe ou non, une trentaine de personnages révélant chacun des fragments de réalité qui permettent de progresser aisément par couches successives dans la compréhension de leurs statuts individuels, de leurs interrelations et au-delà de reconstituer la complexité de cet univers. Quant au registre de langue, il tend à s'adapter aux différents intervenants et j'ai particulièrement apprécié la trouvaille du personnage de Rigo qui par sa distanciation ménage quelques ouvertures oxygénantes.

Un auteur qui mérite largement d'être connu mais une lecture qui ne conviendra pas à tous les publics.