Poteaux d'angle
de Henri Michaux

critiqué par Septularisen, le 6 mai 2021
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et… l’accepter.»
«Tu tiens vraiment à monter à l’échelle? Et si c’est pour finir pendu?»

Que dire au sujet de ce recueil: «Poteaux d'angle»? Disons tout d’abord que je ne comprends pas pourquoi ce livre est classé dans la «catégorie» poésie? En effet c’est plus un recueil de citations, d’aphorismes, de brèves, de phrases, de réflexions, de pensées, de maximes, d’apophtegmes, de préceptes, de méditations… Tout, mais en tous cas pas de… Poésie!

«Entoure-toi d’un insatisfaisant entourage. Rien de précieux. A éviter. Jamais de cercle parfait, si tu as besoin de stimulation. Plutôt demeure entouré d’horripilant, qu’assoupi dans du satisfaisant».

Qu’en dire, en tirer et en déduire ensuite? Ce sont des citations, des recommandations d’un homme devenu avec l’âge, un «sage»! Il délivre sa vision - souvent désabusée d’ailleurs -, sur le monde et les personnes.

«La pierre n'a pas reçu en partage la respiration. Elle s'en passe. C'est à la gravitation surtout qu'elle a affaire.
Toi, c'est beaucoup plus aux «autres » que tu auras affaire, à quantité d'autres. Considère en conséquence tes compagnons de séjour avec discrimination, traitant les roches d'une façon, les bois, les plantes, les vers, les microbes d'une autre façon, et les animaux et les hommes d'une autre façon encore, sans jamais te confondre avec les uns et les autres, surtout pas avec ces créatures à qui la parole semble avoir été donnée principalement afin d'arriver à se mêler au plus grand nombre, au milieu duquel, croyant comprendre et être compris, quoique à peine compris et immensément incompréhensifs, ils se sentent à l'aise, réjouis, dilatés.»

Une sorte de «mode d’emploi», pour un homme «moderne», dans un monde «moderne».

«Va jusqu’au bout de tes erreurs, au moins de quelques-unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t’arrêtant à mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d’erreurs, de bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront ta «destinée». L’ennemi, qui est ta structure, force-le à se découvrir. Si tu n’as pas pu gauchir ta destinée, tu n’auras été qu’un appartement loué.»

«Un vieux sage», en effet, puisque à la parution de ce livre, - dont Il existe trois versions successives, le texte ayant été revu, enrichi et corrigé à chaque parution -, à savoir en 1971 ; 1978 et 1981 Henri MICHAUX (1899 – 1984) est donc respectivement âgé de 72 ans, 79 ans et 82.

«Ne laisse personne choisir tes boucs émissaires. C'est ton affaire. S'il coïncide avec le bouc émissaire d'un autre, ou de dizaines d'autres ou d'avantage, change de bouc. Il ne peut être le tien.»

Ce sont des beaux textes, souvent courts. C’est bien écrit, d’un beau style, classique, mais très efficace. Cela ne se lit pas facilement, au contraire, il ne faut pas hésiter à bien faire fonctionner ses «méninges». Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler la philosophie de Emil M. CIORAN (1911 – 1995). (*).

«Dans la chambre de ton esprit, croyant te faire des serviteurs, c'est toi probablement qui de plus en plus te fais serviteur. De qui ? De quoi ?
Eh bien cherche. Cherche.»

Un seul regret ici, que ce petit recueil n’a pas de préface, pas de postface, ni même de notes ou d’appareil critique…

«Seigneur tigre, c'est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit la proie, c'est un sport, une chasse, une aventure, une escalade, un destin, une libération, un feu, une lumière.
Cravaché par la faim, il saute.
Qui ose comparer ses secondes à celles-là ?
Qui en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ?»

C’est donc «brut de décoffrage», et on est laissé complètement seul pour comprendre et interpréter. Non que j’ai besoin qu’on me «prenne par la main», mais tout de même, parfois j’aurais bien aimé au moins être «guidé»…

«Ne te livre pas comme un paquet ficelé. Ris avec tes cris; crie avec tes rires».

Il m’est bien sûr impossible dans une si courte recension, d’aborder tous les thèmes abordés par M. MICHAUX, disons qu’il nous parle entre autres - et parfois dans des formes «révolutionnaire» -, de la connaissance, l’orgueil, la réussite, la frugalité, l’austérité, la mémoire, la mort, la valeur, la fierté, la force physique, la sobriété, l’avarice, la discipline, la communauté, la religion, le travail, la vie, la justice, la poésie, la liberté, la mollesse, le luxe, la censure, la civilisation occidentale…

«Effet de fouinage: le dictionnaire, calme réponse multiforme de la société humaine qui n'en finit pas d'avoir de la curiosité. Sédentaire, égal et fonctionnaire, le dictionnaire est son signe.»

Comme toujours, laissons à présent la parole au poète, avec ce qui m’a semblé être le seul poème de ce recueil, et qui est d’ailleurs le dernier texte présent dans ce livre :

Retour à l'effacement
à l'indétermination

Plus d'objectif
plus de désignation

Sans agir
sans choisir
revenir aux secondes
cascade sans bruit
îlots coulants
foule étroite
à part dans la foule des environnants

Habiter parmi les secondes, autre monde
si près de soi
du cœur
du souffle

Perpétuel incessant impermanent
train égal vers l'extinction

Passantes
régulièrement dépassées
régulièrement remplacées
passées sans retour
passant sans unir
sobres
pures
une à une descendant le fil de la vie
passant...

(*) Cf. ici sur CL : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vauteur/1509