Cette brume insensée
de Enrique Vila-Matas

critiqué par Kinbote, le 27 mars 2021
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Clair-obscur
Le roman raconte trois jours de la vie de Simon Schneider, fournisseur de citations pour son frère Rainer, exilé à New York et devenu un auteur culte cultivant l’anonymat, à l’instar d’un Thomas Pynchon.

Cela se passe en octobre 2017 pendant la « fièvre indépendantiste » qui frappe la région catalane pour montrer, a contrario, que le narrateur est éloigné de toute préoccupation politique voire matérielle. Il se garde d’ailleurs bien d’écouter les infos venant de temps à autre ponctuer le cours d’une vie principalement axée sur le souvenir et le questionnement de la chose littéraire.

Le titre est emprunté à Raymond Queneau comme il colle parfaitement à l’atmosphère induite par Impression, soleil levant, « ce petit tableau essentiel de Claude Monet», fondateur de l’impressionnisme français, avec sa « sensation d’infini créée par le clair-obscur ». Ce titre exprime, presque au sens propre, le brouillard de nos existences mêlées de doute, l’indécise identité, le voile posé sur le réel ainsi que l’impossibilité de définir un genre littéraire susceptible de rendre compte de ces problématiques.

C’est dans ce flou tirant vers les infinis que le narrateur, un brin paranoïaque, évolue en se pensant investi de la mission de raconter les trois jours précédent la rencontre avec ce frère lointain sorti des limbes un soir à Barcelone pour disparaître à nouveau. Et c’est ce récit qu’il nous est donné à lire.

Les figures de Perec (et son « art des citations») mais aussi de Pynchon, Ashbery, Kafka, Michon et d’autres écrivains ou artistes (Van Gogh, Gaudi, Dali), fournisseurs de citations ou non, hantent et orientent le présent récit.

Ce livre se veut aussi une espèce d’"essai-divagation" qui égratigne la littérature de non fiction, basée sur les faits, qui s’est développée depuis, justement, une vingtaine d’années, en provenance des Etats-Unis. Ce qu’il nomme « le puits infect de la littérature contemporaine, car parler du monde de façon représentative avait à voir avec le texte journalistique ou sociologique et telle était la grande faiblesse de toute la littérature qui se faisait ces derniers temps ».

Naviguant entre foi et scepticisme envers l’engagement littéraire, plus d’une fois le narrateur laisse entendre que la littérature prête au rire, au sarcasme, à la moquerie de ceux qui prétendent y jouer un rôle.

En pensant avoir fourni des citations et un modèle romanesque à son frère écrivain reconnu, le méconnu narrateur défend autant qu’il relativise une position de la littérature qu’il met à l’œuvre dans ce livre-ci.

Au final, on peut lire "Cette brume insensée" comme une conversation d’Enrique Vila-Matas avec lui-même, entre l’écrivain réputé et son double obscur qui, à chaque livre, remet en cause le statut de l’écrivain et la cause qu’il sert.

Un nouveau roman exemplaire d’un des écrivains majeurs de notre temps !

Le roman est traduit de l’espagnol par André Gabastou.