Chroniques de jeunesse
de Guy Delisle

critiqué par Blue Boy, le 22 février 2021
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Voyage en « Papieristan »
Guy Delisle évoque les souvenirs de son premier job d’été dans l’usine à papier où travaillait son père, à l’époque où il était étudiant en arts plastiques. Avec sobriété, il nous livre une description de son quotidien d’alors… ce travail était bien peu passionnant mais lui a fait découvrir un milieu où il ne se sentait pas vraiment à sa place. Il fallait par ailleurs une certaine dose de courage au jeune homme qu’il était pour quitter le confort de sa planche à dessin et rejoindre son équipe de nuit où il devait manier d’énormes machines, avec des horaires souvent aléatoires…

Après avoir fait le tour du monde, Guy Delisle revient au bercail et c’est un voyage temporel qu’il nous propose dans le Québec de sa jeunesse, à une époque où, en tant qu’étudiant, il passait ses vacances d’été à travailler dans l’usine de son père pour se faire un peu d’argent de poche. Dans le style minimaliste qu’on lui connaît, l’auteur de « Pyongyang » représente la manufacture de papier géante tel un monstre antique crachant sans discontinuer non pas des flammes mais une fumée orange que l’on imagine peu odorante. Cette fumée omniprésente qui sera d’ailleurs un des seuls (et rares) éléments en couleurs dans cet ouvrage en noir et blanc, dont le t-shirt de Delisle, un gimmick graphique plutôt bien vu.

Cet immense complexe industriel est évidemment un monde en soi, avec ses propres codes et rites de passage, ses classes sociales, un monde composé d’individus très divers, du simple ouvrier employé à vie à l’intérimaire « en transit » comme Delisle. Dans cette galerie de personnages, il y a Marc, le beau gosse musclé un peu ambigu, dont l’objectif est de partir pour se consacrer à son sport « à fond », Jake, l’anglophone sympa étudiant en psycho qui connaîtra une fin tragique, ou encore le « grand gars chaleureux » à l’humour douteux chargé de former les étudiants… Et puis le père de Delisle qu’on verra peu, lui qui travaille dans les bureaux, loin du bruit et de la chaleur des machines, en tant que dessinateur industriel (ça ne s’invente pas). Un père un peu lunaire, accaparé par son travail, pas méchant pour un sou mais qui apparaît un peu comme un étranger pour son fils.

Guy Delisle se remémore le maniement de ces machines qui nécessitait une certaine dextérité et comportait des risques (en ce temps-là, la protection des ouvriers ne semblait pas être la préoccupation principale de la direction), et surtout cette étrange matière qu’était la pâte à papier, chaude et humide, d’une texture agréable, qu’il fallait retirer à la main lorsqu’elle s’accumulait dans les systèmes…

Si l’univers décrit est à des années-lumière des affinités professionnelles de l’auteur, il y a pourtant un point commun en y regardant de plus près. Comment notre bédéaste aurait pu exercer son travail sans papier, comment aurait-il pu diffuser ses œuvres ? Celui-ci n’exprime aucune nostalgie déplacée mais plutôt une forme de bienveillance, peut-être même de la tendresse, pour cette période de sa vie qui fut initiatrice en termes de confiance en soi. Tous ceux qui ont eu des jobs d’été se reconnaîtront forcément dans cette peinture sobre et humble d’un domaine assez méconnu et pourtant riche d’enseignement pour tout lecteur attaché au format papier, qui connaît bien la sensation si particulière qu’elle éveille en nous sur le plan du toucher et de l’odorat.