La tour de Babylone
de Ted Chiang

critiqué par Eric Eliès, le 20 novembre 2024
( - 50 ans)


La note:  étoiles
8 nouvelles singulières et ambitieuses, d'une grande densité humaine, combinant avec brio imagination foisonnante, concepts métaphysiques et rationalité scientifique
Ted Chiang écrit peu, moins d’une nouvelle par an. En effet, ce petit recueil de 8 nouvelles (dont la plus longue fait 80 pages) rassemble l’intégralité des textes de l’auteur entre 1990 et 2002. Malgré (ou peut-être à cause de) leur rareté, ces textes sont d’une richesse et d’une diversité remarquables, brassant une multitude de thèmes peu évoqués dans la Science-Fiction : linguistique, sociologie, mythologie, etc.

Le recueil propose, en conclusion, des notes et commentaires sur chacun des textes, où l’auteur dévoile ses intentions et secrets de composition. Ces notes (heureusement d’ailleurs car ce serait sinon le signe d’un bel échec !) ne sont pas nécessaires à la compréhension des nouvelles mais elles apportent quelques nuances. Néanmoins, ce qui m’a frappé, c’est que l’auteur omet d’évoquer ce qui pour moi constitue l’un des plus grands charmes de ses textes, à savoir une mise en abîme de notre capacité de représentation et de compréhension d'un monde qui nous dépasse. En effet, la chute de la plupart des nouvelles joue sur le déclenchement inattendu d'un piège déjouant les stratagèmes d’intelligences supérieures confrontées à une réalité qu’elles pensaient maîtriser mais qui soudain leur échappe et se referme en les détruisant. L’autre charme – et singularité – du recueil, c’est la dimension mythologique de plusieurs textes où l’auteur épouse le point de vue d’une cosmogonie, et en développe les conséquences avec minutie et rigueur. A ce titre, certaines nouvelles ressemblent à de la SF telle qu’aurait pu l’écrire un ingénieur babylonien, ou un kabbaliste médiéval ou un évangéliste moderne. Dans ces textes reposant sur des croyances religieuses que l'auteur pose en postulat, l’approche reste pourtant rationnelle et presque mécaniste, comme si le credo religieux, en fait à peine évoqué car supposé allant de soi, était intégré à la structure physique du monde. Enfin, la dimension psychologique est très importante. Plus que les événements, ce sont les pensées et émotions qui constituent la matière principale des nouvelles, d'une grande densité humaine. Certaines sont d’ailleurs peu narratives, notamment la dernière qui n’est qu’une succession de points de vue sur une révolution technologique. Dixit la courte biographie en 4ème de couverture, l’auteur est informaticien ; à aucun moment il ne décline le thème de l’IA mais il semble passionné par les neurosciences, la linguistique et les capacités de l’intelligence humaine, dont il interroge à plusieurs reprises les possibilités et les limites. L'écriture est d'ailleurs assez exigeante car riche en concepts (philosophiques, linguistiques ou scientifiques) que l'auteur développe avec rigueur et précision, ce qui peut aussi susciter une impression de froideur dans la description des personnages, malgré la profondeur psychologique et émotionnelle de l'écriture. Je présente ci-dessous les huit nouvelles, en essayant de ne pas trop en dire mais néanmoins assez pour faire ressentir l'ambiance du recueil :

- La tour de Babylone : Hillalum dirige un groupe de mineurs du pays d’Elam requis par Babylone pour renforcer une équipe égyptienne de tailleurs de pierre. La tour en construction, qui a franchi les sphères célestes, s’élève plus haut que le soleil et les astres errants, et va bientôt atteindre la voûte du ciel. Après un périple de plusieurs mois avec les haleurs qui montent outils, briques, bois et vivres vers le sommet de la tour, Hillalum et son équipe entreprennent de creuser la voûte, qui s’étend au-dessus d'eux comme une plaine de granit, avec la peur de provoquer un nouveau Déluge en perçant une des citernes du ciel. L’objectif des Babyloniens est de traverser la voûte céleste pour se hisser jusqu’à Jéhovah, en espérant qu’il ne les châtiera pas d’avoir bouleversé la Création. L’écriture est élégante et très précise : on sent que l’auteur s’est documenté sur les techniques d’ingénierie des civilisations antiques. Néanmoins, ce n’est pas là que réside le plaisir de lecture : je n’en dirai pas davantage sauf que je ne serai pas étonné d’apprendre que cette nouvelle, notamment sa chute, a inspiré Alain Damasio pour « La horde du contrevent ».

- Comprends : un homme, sortant du coma avec des lésions cérébrales, est choisi pour tester une hormone de synthèse développée par un laboratoire pharmaceutique capable de réparer les lésions du cerveau en régénérant les neurones endommagés ou détruits. Les neurones de substitution ayant un nombre de dendrites plus élevé que les neurones normaux, le métabolisme cérébral est modifié et les scientifiques découvrent que leurs patients développent des capacités cognitives supérieures à celles qu’ils avaient avant le traitement. Dès lors, des tests non thérapeutiques sont, à la demande du gouvernement US, menés sur quelques patients afin d’explorer les limites du développement de l’intelligence humaine mais aussi exploiter leurs capacités. Devenu génial, l’homme arrive à échapper à l’emprise du gouvernement et se fond dans la foule tout en continuant à développer ses facultés mentales. Il se heurte alors rapidement aux limites du langage, qui est devenu insuffisant pour lui permettre de formuler ses pensées, et travaille à l’invention d’une nouvelle linguistique (nota en écho au forum CL sur l’illisibilité : il se lance aussi, à titre expérimental, dans l’écriture d’un long poème utilisant 6 langues vivantes et 4 langues mortes englobant les visions du monde et les imaginaires des grandes civilisations, qu’il décrit comme « le Finnegans Wake de Joyce factorisé par les Cantos d’Ezra Pound » !). Mais tandis qu’il accède à une intelligence suprahumaine, en appui sur un métalangage gestaltiste et auto-descriptif qui lui permet d’atteindre et d’épanouir la pleine conscience de lui-même, il découvre, entre perceptions et hallucinations (car son cerveau ne cesse d’imaginer toutes les configurations possibles), des signaux l’informant qu’il n’est pas seul… Cette nouvelle aux accents de thriller psychologique est singulière par son obsession du langage, qui constitue le ressort narratif et l’arme du crime…

- Division par zéro : un homme retrouve sa femme hospitalisée après une tentative de suicide. Mathématicienne émérite comparée à Von Neumann, elle a élaboré une formalisation de l'arithmétique qui en démontre la fausseté (le texte est émaillé d’apartés et de citations de Gödel, Hilbert, Einstein, etc.) et en est bouleversée au point de se sentir sombrer dans la folie, tandis que son époux culpabilise d’envisager de la quitter… Le texte est peut-être le plus faible du recueil car son ressort, qui repose sur l’existence ou pas d’une erreur (du type division par zéro) dans la démonstration d’un théorème fondamental, est faiblement exploité. Alors que l’auteur semble passionné par la linguistique et le rapport au monde induit par le langage, il passe à côté des dimensions syntaxique et sémantique du formalisme mathématique comme s’il ne maîtrisait pas totalement les leviers de l’abstraction mathématique. Néanmoins, le portrait psychologique de la mathématicienne qui sent se dérober toutes ses certitudes est très réussi…

- L’histoire de ta vie : des vaisseaux extraterrestres positionnés en orbite ont déployé sur Terre une centaine de dispositifs miroir permettant des échanges visuels et sonores avec l'humanité. Aux USA, des équipes de physiciens, de biologistes et de linguistes sont constituées pour, sous les ordres de l’armée, tenter d’établir un contact et percer les secrets de leur technologie. Seule une linguiste, Louise Banks, parviendra à franchir le mur de l’incommunicabilité entre les humains et les extra-terrestres (surnommés les "heptapodes") provoqué par l’impossibilité de partager l’expérience d’un rapport au monde trop spécifique à chaque espèce. Les langues humaines et extraterrestres s’avérant intraduisibles, le contact restera superficiel, à base de logogrammes, de sémagrammes (néologisme de l’auteur) et de sonogrammes, jusqu’à ce que l’équipe formée par Louise Banks et le physicien Gary Donnelly comprennent que le langage des heptapodes est totalement performatif et que la logique des extraterrestres épouse celle des principes physiques variationnels, où la causalité semble dépendante de la finalité et devenir téléologique (comme dans certains principes quantiques). L’apprentissage de la langue des extraterrestres transformera radicalement Louise Banks et son rapport au temps, lui permettant d'accéder à la plénitude de sa vie vécue et à venir, et de trouver la paix avec sa fille qui mourra dans un accident. J’ai retrouvé dans cette nouvelle, qui a inspiré le film « Premier contact » de Denis Villeneuve, certains accents des romans de Stanislas Lem sur l’incommunicabilité et l’altérité radicale du cosmos.

- Soixante-douze lettres : dans un monde qui ressemble à la société pré-industrielle du 19ème siècle, mais où les mots ont le pouvoir d’animer la matière et où le pouvoir reproducteur de l’espèce humaine est régi par la théorie des homoncules (théorie développée au 17ème siècle, qui considérait que Dieu avait créé tous les êtres vivants à la Création du monde et que tous les êtres existaient donc simultanément, mais certains sous forme minuscule à l’état larvaire dans la tête du spermatozoïde avant de grandir et de se développer dans la matrice utérine, chaque homoncule contenant les homoncules des générations suivantes), un jeune savant mène des travaux linguistiques dans le but de trouver des formules permettant d’élaborer des êtres inanimés aux gestes suffisamment précis pour soulager les hommes des travaux les plus pénibles et notamment supprimer le travail des enfants. Recruté par une société secrète qui projette d’appliquer ses travaux sur les homoncules afin d’assurer la perpétuité de l’espèce humaine au-delà du terme assigné par Dieu par le nombre de générations des homoncules, il se heurtera aux kabbalistes (qui travaillent également sur la science des mots de puissance mais pour atteindre des états d’extase), aux confréries d’artisans que ses travaux menacent et à l’élitisme d’une aristocratie qui entend conserver à son usage les apports de la science des noms. Dans cette nouvelle, qui est celle que j’ai préféré (car j'avoue qu'elle m’a bluffé), la profondeur psychologique des personnages, la subtilité des luttes sociales dans un monde dystopique et la rigueur scientifique de la linguistique des noms de puissance confinent au grand art !

- L’évolution de la science humaine : dans ce texte très court écrit sur commande pour la revue Nature dans le cadre d’une série SF consacrée à l'évolution des sciences, l’auteur imagine que l’apparition, au sein de l’humanité, de génies à l’intelligence surhumaine (des méta-humains) a provoqué l’émergence d’une nouvelle science herméneutique destinée à l’interprétation des recherches et des productions des méta-humains.

- L’Enfer, quand Dieu n’est pas présent : Neil Fisk est un homme désespéré, infirme et veuf, qui aspire à rejoindre son épouse au Paradis et se met en quête de Dieu. Son épouse, Sarah, qui était toute sa vie, a péri criblée d'éclats de verre suite à l'explosion d’une vitre sous la vague de chaleur provoquée par la visitation de l’ange Nathanaël. Le monde de la nouvelle est le nôtre, sauf que Dieu ne cesse de s'y manifester par l'intermédiaire de ses anges, qui surgissent à l’improviste dans une nuée de flammes et un vacarme assourdissant, accomplissant des miracles (guérisons, béatifications, etc.) mais provoquant également des catastrophes parmi les témoins de leur apparition soudaine… En outre, au décès d'une personne, les gens assistent réellement à l'envol de l'âme, qui s'élève vers le Paradis ou descend vers l'Enfer, qui n'est qu'un autre plan d'existence où Dieu ne se manifeste pas et totalement absent. Pour retrouver son épouse, Neil doit trouver le chemin du Paradis mais il ne peut s’empêcher au fond de son cœur d’éprouver du ressentiment envers Dieu. Il fera tout pour aimer Dieu, multipliera les rencontres avec des personnes qui ont reçu des dons ou des signes, voire même ont été fugacement baignées de l’éclat de la lumière céleste, qui perce parfois jusqu’au plan mortel quand le monde céleste s'ouvre fugacement pour laisser passage à un ange, mais rien n’y fera. Je ne dévoilerai pas la fin nimbée de lumière céleste, à la fois belle et cruelle, mais l’auteur, qui évoque en commentaire qu’il a voulu écrire une variation sur le Livre de Job, s’est plu à décliner que les voies du Seigneur sont impénétrables. Le texte est poignant mais aussi très original dans sa description d'un monde où Dieu et les anges - créatures terribles - font partie de la réalité quotidienne.

- Aimer ce que l’on voit - un documentaire : ce texte, brillamment construit en apartés et témoignages, interroge les méfaits du culte de la beauté. L'auteur imagine que, dans un proche futur, la technique de la « calliagnosie » permet d’inhiber les circuits neuraux nous rendant sensibles à la beauté physique. Les personnes ne sont pas privées de la perception mais rendues partiellement insensibles à certains stimulis afin de les déconditionner des préjugés physiques. La nouvelle, qui n’est pas narrative, ne fait qu’alterner les points de vue de plusieurs personnes opposées ou favorables à ce procédé, certains évoluant d’un avis à l’autre. Le texte soulève d’intéressantes questions sur le conditionnement mental, sur les normes de la beauté, sur le racisme, sur la différence entre l’attirance et la séduction, sur notre capacité à aimer une personne pour ce qu’elle est au-delà de son apparence, mais aussi sur les dérives de la recherche en neurobiologie et les dangers d’une transformation de notre rapport au monde par des biotechnologies. A l’époque, Musk n’avait pas encore lancé sa start-up Neuralink mais cette nouvelle constitue une excellente mise en garde !
Etrange 7 étoiles

À Babylone, la construction de la tour touche à sa fin. On va bientôt atteindre la voûte du ciel et découvrir les secrets de Jéhovah. Une mathématicienne aurait trouvé une démonstration capable de mettre à mal les mathématiques, sa vie de couple... et sa vie, tout court. Le premier contact avec les extraterrestres aura également des répercussions inattendues sur le quotidien d'une linguiste réputée. Le destin de Neil Fisk bascule le jour où sa femme est tuée par la visitation d'un ange...
Huit nouvelles qui constituent l'intégrale des oeuvres de l'auteur entre 1990 et 2002. Huit textes lauréats pour la plupart des principaux prix du genre : Hugo, Nebula, Theodore Sturgeon, Sidewise...

Ravenbac - Reims - 59 ans - 30 janvier 2021