Ce monde est nôtre
de Francis Carsac

critiqué par Poet75, le 20 janvier 2021
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Conquérants et conquis
Le socle sur lequel s’inscrit l’histoire ici contée, c’est celui de la conquête et de l’installation de plusieurs peuples sur des territoires nouveaux. En l’occurrence, il y est question de trois peuples qui, tour à tour, sur des durées très longues, prirent possession d’une portion d’un même continent. L’un d’eux est censé être le peuple primitif, le premier arrivé sur les terres en question, ce que contredisent néanmoins quelques indices indiquant qu’une autre peuplade était peut-être déjà présente auparavant. Le deuxième, surgissant bien plus tard, fit alliance avec le premier, chacun se contentant sagement de sa portion de terre. Mais il n’en fut pas de même avec le troisième qui, débarqué bien années plus tard, se comporta en maître et se servit des premiers, de ceux dont il put s’emparer en tout cas, comme esclaves.
Mais de quoi s’agit-il donc au juste ? De la conquête des Amériques ? Pas du tout, puisque l’on a affaire à un roman de science-fiction dont l’action se déroule très loin de nous, que ce soit dans l’espace comme dans le temps. L’auteur a imaginé une pluralité de mondes répartis sur plusieurs galaxies. Tous ces mondes (on en dénombre pas moins de 50 000), en guerre contre des ennemis, éteigneurs de soleils, appelés Misliks, sont régis par le Grand Conseil de la Ligue, soucieux, en tout premier lieu, d’éviter toute forme de conflit à l’intérieur même de la fédération. Pour ce faire, doit être appliquée dans toute sa rigueur une loi d’Acier stipulant que ne doit subsister qu’une seule humanité ou qu’un seul peuple par planète.
Or, sur l’une d’elles, la planète Nérat, qui ne fait pas encore partie de la fédération, l’on découvre que coexistent, non sans difficultés, non sans heurts, trois groupes humains. Ce sont les trois peuples que j’énumérais plus haut : les Brinns au sang vert qui se targuent d’être les premiers habitants de cette planète ; les Vasks qui, parvenus sur Nérat, renvoyèrent dans l’espace leurs vaisseaux spatiaux car ils avaient pour ambition de bâtir une civilisation entièrement nouvelle qui préserverait à jamais leur dignité ; et, enfin, les Bérandiens qui, eux, se comportèrent d’emblée en conquérants n’hésitant pas à se servir des Brinns comme esclaves.
Même si Nérat ne fait pas encore partie de la fédération gouvernée par le Grand Conseil de la Ligue, celui-ci a décrété que la loi d’Acier devait y être appliquée comme partout ailleurs. Autrement dit, un seul des trois peuples sera autorisé à rester sur Nérat. Les deux autres seront déportés avec mission de coloniser chacun la planète qui lui sera attribuée. Pour remplir à bien ce projet, un vaisseau est envoyé, ayant à son bord Akki et Hassil, deux êtres aguerris appartenant à deux humanités différentes. Comme on peut le supposer, ce ne sera pas de tout repos, d’autant plus que, chez les Bérandiens, a lieu un coup d’état fomenté par un certain Nétal, obligeant quelques-uns des habitants à prendre la fuite. Parmi eux, il faut compter avec Anne, Boucherand et Clotil, désireux de rompre avec le comportement autocratique de leur peuple et de le conduire sur des chemins de justice et de paix. Mais il faudra bien, auparavant, avec l’aide, espèrent-ils, des autres peuples et des deux envoyés du Grand Conseil, en passer par la guerre afin de vaincre Nétal et son armée.
Tout est en place maintenant pour un festival d’aventures trépidantes, de découvertes étonnantes, de frayeurs (lorsqu’il s’agit, par exemple, de vaincre un animal d’allure préhistorique hantant la Forêt Impitoyable) et aussi, bien sûr, d’un peu de romance (car Akki est loin d’être insensible au charme de la ravissante Anne). Pour mener à bien ce récit, il faut dire que l’auteur, Francis Carsac, s’y prend de manière remarquable, laissant libre cours à son imagination tout en préservant autant de vraisemblance que possible. Si l’histoire qu’il nous conte a des allures fantasques, elle n’est cependant jamais dénuée de fondements rationnels. D’une certaine façon, tout en nous racontant une fable futuriste se déroulant sur une planète de la Grande Nuée de Magellan, c’est bien de nous, de notre humanité, de nos grandeurs et petitesses et de nos dilemmes très terrestres dont il est question. Les conquêtes et les colonisations, les pouvoirs tyranniques, l’esclavagisme, mais aussi les alliances et le désir de paix, tout comme l’obligation de devoir opter pour le devoir plutôt que pour les sentiments, mais aussi les questions de justice (faut-il faire retomber la faute des pères sur leurs enfants ?) : tous ces thèmes, qui nourrissent le récit de Francis Carsac, nous n’avons pas de peine à les assimiler. Ils sont nôtres, ils sont humains. Comme l’écrit Carsac lui-même au début du roman, c’est « la vieille histoire des conquérants et des conquis. Les différences engendrent la méfiance, la méfiance engendre la peur, et la peur la haine. Le conquis craint et hait le conquérant, matériellement supérieur. Le conquérant déteste, méprise et craint le conquis, plus nombreux. »
Francis Carsac, de son vrai nom François Bordes, né en 1919 à Rives (Lot-et-Garonne) et mort en 1981 à Tucson (Arizona) fut un préhistorien qui fit considérablement avancer la recherche sur le paléolithique. Il est évident que quand cet homme se mit également à écrire des romans et des nouvelles de science-fiction, il ne le fit pas de manière irraisonnée, bien au contraire. Fort heureusement, ses livres, qui, depuis longtemps, n’étaient plus accessibles que chez les libraires spécialisés dans le livre d’occasion, sont en cours de parution aux éditions L’Arbre Vengeur. Si j’en juge d’après la qualité de ce roman-ci (Ce monde est nôtre), il ne faut pas hésiter à se les procurer et à les lire. Pas de risque d’être déçu.