Mangez-le si vous voulez
de Dominique Gelli

critiqué par Blue Boy, le 13 décembre 2020
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Un si joli petit village…
Périgord, 1870. La guerre contre la Prusse a été déclarée, mais la victoire n’est pas si certaine. Les esprits sont chauffés à blanc dans la France de Napoléon III. Dans le village de Hautefaye, un élu local va en faire les frais bien malgré lui lors de la fête annuelle. Catalogué comme Prussien sur un simple malentendu, il va servir de bouc émissaire à une foule déchaînée, dans une opération de mise à mort interminable qui verra la cruauté humaine poussée à son comble.

L’adaptation en BD de ses romans réussit décidément bien à Jean Teulé. Et ce n’est certainement pas un hasard, celui-ci ayant œuvré au cours des années 80 dans le milieu du neuvième art. Visiblement, l’écriture a été plus probante et on n’est pas surpris, car Teulé possède un style doublé d’un talent de conteur, et l’homme sait choisir ses sujets.

C’est Dominique Gelli qui a eu l’idée d’adapter ce roman publié en 2009. Quasiment inconnu, cet auteur n’est pourtant pas un débutant. Il faut dire que sa bibliographie est assez peu étoffée, avec seulement trois albums dont le dernier, « Hubert la cervelle », fut publié en 2001, ainsi qu’un « Raoul Fulgurex » concocté avec Didier Tronchet en 1989 et qui l’avait révélé avec un prix à Angoulême. Si l’on peut déplorer cette longue absence, on peut ici parler de retour gagnant, avec un changement de registre radical puisque Gelli délaisse l’humour décalé pour une noirceur confinant à l’horrifique.

Pour Alain de Monéys, la journée avait plutôt bien commencé dès lors qu’il avait ouvert ses volets pour découvrir le jardin de sa demeure inondé de soleil, dans une scène inaugurale qui ne laisse rien présager de l’horreur qui va suivre. La vie semblait pourtant sourire à cet homme humble bientôt trentenaire, issu de la bourgeoisie, élevé dans l’amour d’une mère et respecté de ses concitoyens pour son altruisme et son désir de s’investir en faveur de la collectivité. Certains lui prédisaient même une brillante carrière politique… Doté d’une constitution fragile, de Monéys ne voulait même pas profiter des avantages dus à son rang pour échapper à la conscription, alors que Napoléon III venait de déclarer la guerre à la Prusse. Ce patriote exemplaire, s’apprêtant à rejoindre les rangs de l’armée française, aurait-il pu deviner un seul instant qu’il finirait lynché par une foule rageuse qui avait vu en lui un prussien et ennemi de la nation ? Un incroyable coup du sort pour cet humaniste, qui eut la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment et vit en quelques secondes son destin basculer de la béatitude la plus vivifiante vers un calvaire sanglant de deux heures…

Balloté tel un mannequin de paille par des villageois qui avaient trouvé en lui l’exutoire idéal à leur colère envers l’ennemi, martyrisé dans son âme et dans sa chair, ces deux heures d’agonie ne lui ont sans doute pas suffi à comprendre pourquoi le ciel lui tombait sur la tête avec une telle virulence, un tel acharnement. Pas davantage qu’au lecteur, qui ressort de ce récit sonné, halluciné, traumatisé, un récit véridique où la réalité dépasse largement la fiction, adapté avec grand talent par Gelli. Narrée dans un mode fictionnel, l’histoire bénéficie d’un découpage pertinent. Chaque début de chapitre présentant une carte des lieux de l’action permet de rappeler que tout cela est bien arrivé, ce qui ajoute encore à l’effroi. Il y a aussi ce titre intrigant, « Mangez-le si vous voulez ». Evoquant une comptine innocente, il ne fait que reprendre les mots — pour le moins prémonitoires ! — du maire de Hautefaye de l’époque, qui furent sa seule réponse lorsque des amis du pauvre de Monéys vinrent lui demander de l’aide… Quelle meilleure façon d’« honorer » la mémoire d’un pleutre, du nom de Bernard Mathieu, qui craignait pour sa vaisselle ?...

Gelli a su adopter la meilleure approche graphique pour mettre en images ce fait divers où l’horreur atteint des sommets. D’un semi-réalisme minimaliste, où la seule note de couleur au milieu du noir et blanc est le rouge écarlate du sang versé, le trait voit ses contours se dissoudre sous des traces charbonneuses, comme pour masquer l’innommable, bifurquant parfois vers la métaphore en référence aux légendes locales – où la victime est également assimilée au « léberou », sorte de bête du Gévaudan. Ce choix formel suggestif contribue à la puissance évocative du récit, donnant lieu à des scènes saisissantes, aux limites de l’abstraction, et permet au lecteur de ressentir l’horreur et la sidération de ces instants tout en lui évitant la position malaisée de voyeur. Du grand art, incontestablement.

« Mangez-le si vous voulez » évoque deux autres œuvres incontournables, « Le Rapport de Brodeck » (de Philippe Claudel, également adapté en BD par Manu Larcenet) et « Le Singe de Hartlepool », dont le thème central, celui du bouc-émissaire, se doublait d’une dénonciation du nationalisme aveugle et de sa dangerosité. Les choses ont-elles vraiment changé depuis 1870, une époque pas si lointaine qu’on aurait pourtant pu croire révolue au XIXe siècle ? De façon troublante, ce fait divers résonne étrangement avec les événements récents survenus en France. Impossible en effet de ne pas penser à cette forme de barbarie que nos « nouvelles technologies » n’ont pas su faire disparaître, et ont même renforcée par le biais des fameux réseaux sociaux, contaminés par ce que l’on pourrait qualifier de « lynchage 2.0 » sur fond d’intégrisme religieux, dont les conséquences, loin d’être virtuelles, peuvent conduire un jeune fanatisé à décapiter un professeur d’histoire. Un album très noir, très dérangeant, qui nous met face à notre sauvagerie potentielle et s’impose comme un des indispensables de l’année 2020.