La légende
de Philippe Vasset

critiqué par Poet75, le 30 novembre 2020
(Paris - 68 ans)


La note:  étoiles
La sainteté inattendue
Dans La Consolation (2013), l’un de ses précédents romans, Philippe Vasset imaginait la fondation d’une société secrète, dont le héros était une sorte de Fantômas, mais dénué de toute velléité de voler quoi que ce soit. Dans La Légende, sorti en 2016, l’auteur poursuit une exploration de zones peu explorées par le roman, cette fois-ci en se focalisation sur les faiseurs d’hagiographies. Comme on peut le supposer, et c’est, il faut le dire, ce qui donne au roman une part de son intérêt, il ne s’agit pas de se limiter aux vies de saints telles qu’on les pratique habituellement. Non, Philippe Vasset préfère l’hétérodoxie, les marges, voire les saints qui dégagent non une odeur de suavité mais plutôt de soufre.
Pour ce faire, il s’appuie sur sa capacité d’imagination afin de créer des personnages qui n’ont rien d’ordinaire, mais aussi sur des personnes réelles, des individus plus ou moins suspects, voire carrément réprouvés. En lisant cet ouvrage, il est difficile de ne pas songer aux assez nombreux scandales qui ont gravement terni des figures d’Église ces derniers temps : des fondateurs, des personnages charismatiques, si ce n’est vénérés, dont on ne doutait pas qu’ils fussent des saints, se livraient, en secret, à des actes qui ne s’accordaient guère avec l’image d’eux-mêmes qu’ils se plaisaient à entretenir, actes qu’ils prenaient néanmoins soin de justifier au moyen de dévoiements plus ou moins subtils de pratiques et de croyances religieuses.
C’est ce côté obscur qu’explore Philippe Vasset avec une sorte de gourmandise qui donne à son roman une singularité dont on se délecte malgré soi. La sainteté, pour le narrateur du roman, il ne faut pas la chercher du côté de ce qui est conventionnel, mais plutôt dans ce qui sort des sentiers battus. Les saints classiques, iconiques, bardés de légendes, font bailler d’ennui. Si la machine à fabriquer des saints du Vatican les aime bien, si, comme l’affirme le narrateur, il a fallu boucler en hâte des dossiers comme celui de Mère Térésa, si, d’autre part, on multiplie les canonisations auxquelles les fidèles n’accrochent pas et si l’on instrumentalise volontiers la sainteté, le narrateur, lui, est résolu à la chercher ailleurs, chez les mystiques, par exemple, qui « ne se réfugient pas dans le dogme [mais] s’enfoncent au contraire dans l’obscurité la plus noire. »
Entrecoupant son récit de divers portraits de « saints » d’aujourd’hui dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne s’accordent pas avec les critères du Vatican, Philippe Vasset entreprend une histoire à étages, car son narrateur, fonctionnaire pendant 20 ans à la congrégation pour la cause des saints, a été, en fin de compte, non seulement destitué de sa fonction mais réduit à l’état laïc et a même fait de la prison et a connu d’autres vicissitudes (au début du roman, on le découvre proposant, du côté du Vatican, des circuits touristiques à des religieux étrangers). Ce personnage, en vérité, avant d’en arriver là, a fait connaissance avec une certaine Laure, femme qui l’a conduit à la découverte de personnages déviants ainsi qu’à pratiquer lui-même, avec sa compagne, des œuvres qui ne sont pas des œuvres de piété, au sens classique du terme.
Ce chemin, qui se fait à deux, homme et femme s’influençant l’un l’autre, le narrateur, sous l’influence de Laure, découvre qu’il a déjà été emprunté par des personnages du passé, dont on a peu ou prou oublié les noms. Philippe Vasset se fait un malin plaisir, par le truchement de son narrateur, de raviver leur souvenir. À chaque fois, il faut le remarquer, on a affaire à un couple, homme et femme. L’un d’eux se situe au XVIIème siècle et met en scène Mère Jeanne des Anges (1602-1665) qui fut, avec ses sœurs, l’une des « possédées » de Loudun, et son exorciste, le père jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665), qui connut les affres de la damnation, persuadé qu’il était d’avoir pris sur lui (ou en lui) les « démons » de celle qu’il exorcisait.
L’autre affaire, moins connue, quoique plus récente, est celle sur laquelle insiste davantage le narrateur du roman de Vasset. Elle concerne un certain abbé Jean-Antoine Boullan (1824-1893) et sa « dirigée » Adèle Chevalier. Lui aussi, l’abbé Boullan, se persuada de prendre sur lui les péchés de sa protégée, mais de manière plus tortueuse, plus tordue, que celle qui prévalait chez Surin. Car Boullan, lui, trouva le moyen de détourner à son profit la doctrine de la réparation, ce qui l’autorisa à se livrer à tous les excès, en particulier à une frénésie sexuelle sans limite. Pour Boullan, en effet, la réparation consistant à éprouver le péché d’autrui, il convenait de « se faire pécheur pour le salut de l’humanité ». Les directeurs spirituels (ou soi-disant tels) qui profitent de leur ascendant sur autrui pour, en détournant des pratiques religieuses, assouvir leurs propres pulsions, cela ne date pas d’aujourd’hui. Cet abbé Boullan qui, il faut le préciser, fut désavoué par Rome et quitta l’Église catholique en 1875, inspira à Joris-Karl Huysmans (1848-1907) le personnage du Docteur Johannès dans son sulfureux roman Là-bas (1891).
Étrange roman que le livre de Philippe Vasset, aussi surprenant que le fut celui de Huysmans à son époque. Étrange roman, oui, mais qui, au moyen d’une galerie de portraits atypiques, encourage à se défier des idées toutes faites. Ce n’est jamais inutile de faire ça. La sainteté n’est pas l’apanage des hommes et des femmes qui sont statufiés.