Le boqueteau 125
de Ernst Jünger

critiqué par Kostog, le 26 janvier 2021
( - 52 ans)


La note:  étoiles
Sous le ciel de l'Artois
Le Boqueteau 125 est un texte de 1925. Ernst Jünger choisit de prolonger la description de son expérience au front qu'il avait entamée avec le célèbre Orages d'acier en privilégiant une unité de lieu, une maigre portion du front située à la frontière de l'Artois et de la Picardie et de temps, quelques semaines de l'été 1918.

Le boqueteau 125 représente un endroit stratégique à tenir où subsiste dans un environnement qui a été totalement dévasté par des mois de guerre le semblant de quelques arbrisseaux. Petit mamelon dérisoire qui dépasse dans le paysage, il symbolise la guerre de tranchées: l'artillerie des deux camps est prête à déclencher un feu d'enfer pour gagner ou défendre ces arpents de terre et les combattants, qui, dans leur quatrième année de guerre, ne disposent plus que d'abris relativement précaires, doivent faire preuve d'un courage inouï pour soutenir l'orage d'acier qui leur tombe sur la nuque et défendre au corps à corps cette portion de terre française.

Jünger raconte dans les premières pages, la manière dont ses carnets de notes traduisaient l'urgence du moment : depuis les notes soigneusement écrites à l'arrière du front aux caractères déformés pareils aux soubresauts d'un électrocardiographe pris sous un intense bombardement,

Jünger lie à merveille l'exactitude des descriptions à l'intensité dramatique des combats. Même les chemins d'accès vers le front peuvent être le lieu de bombardements aussi imprévus que spectaculaires et occasionner des pertes non négligeables parmi les hommes. Les abris sont rudimentaires et l'été offre l'immense avantage aux hommes de pouvoir sortir de ces trous à taupes pour se laisser dorer au soleil dans les replis de terrain.

Le lieutenant Jünger est attentif à ses hommes sachant combien quatre années de guerre ont lassé les plus aguerris et observant à quel point les difficultés de l'intendance et la médiocrité et l'insuffisance de la nourriture peuvent jouer sur le moral des soldats. La description de l'indiscipline de son second qui fait bon mariage avec une intrépidité véritable révèle l'intelligence de l'officier vis-à-vis de sa troupe.

Une partie non négligeable de l'ouvrage est consacrée aux réflexions sur le destin de l'Allemagne, aux qualités que révèle le combat chez les hommes et à la manière de mener la guerre moderne. Jünger observe que les méthodes de guerre ont entièrement changé du fait de l'industrialisation et des progrès techniques. La puissance de feu est devenue telle qu'elle a transformé radicalement l'art de la guerre. Tout en soulignant l'importance de la préparation au combat (humaine comme technique), le point de vue de Jünger demeure que c'est la volonté des hommes de vaincre qui fait la différence. Ces passages sont probablement les plus datés et rapprochent par certains moments le récit de l'essai. La discussion rationnelle est bien moins intéressante pour le lecteur actuel que les observations de la perception subjective.

Hormis ces spéculations sur la guerre moderne, le Boqueteau 125 est un magnifique récit de guerre, servi par un art unique de la description et une capacité de faire profondément ressentir les impulsions et les vertiges des hommes sous la férule d'Arès: A noter la superbe traduction de Julien Hervier.

Extrait:
Chaque fois que je me remets à noircir la première page d'un de ces minces carnets que l'on range si facilement dans son porte-cartes, je me demande si mon crayon glissera encore sur la dernière. J'en ai déjà toute une série à la maison, remplis de récits des événements du jour, de brefs commentaires et de croquis faits à la hâte, et j'imagine qu'il sera doux de les feuilleter plus tard en toute tranquillité dans une époque de paix, et de pouvoir réveiller mes souvenirs : «C'est ainsi que tu passais tes journées en ces années étranges.»