L'Eveil
de Vincent Zabus (Scénario), Thomas Campi (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 25 octobre 2020
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
L'art peut-il (encore) sauver le monde ?
Bruxelles, 2016. Arthur, trentenaire, n’est pas au top de sa forme. Célibataire névrosé, angoissé chronique, hypocondriaque patenté, il se sent vulnérable et ne parvient pas à trouver de sens à sa vie, perturbé par la moindre contrariété. De plus, il est régulièrement victime d’hallucinations qui le mettent en état de panique. Errant seul dans les rues bruxelloises, il croit percevoir des signes inquiétants, comme si un monstre était à sa poursuite… Cette jeune femme qui vient à sa rencontre, alors qu’il vient d’échapper de justesse à une chute de branche d’arbre, serait-elle sa planche de salut ?

Difficile de ne pas tomber sous le charme de cette BD à la belle couverture intrigante qu’est « L’Éveil ». Son atmosphère ouatée, oscillant entre rêve et réalité, achève de nous séduire, correspondant bien à l’univers d’Arthur, grand garçon pas fini qui redoute d’affronter un monde où il ne se sent pas à sa place. Il y a d’abord ses mains qui le picotent, puis se détachent de son corps pour tenter de l’étrangler, comme si ces dernières voulaient vivre leur vie en s’affranchissant de ce personnage encombrant, tourmenté et centré sur lui-même. Et ça ne fait que renforcer son angoisse, à Arthur. Pour ce trentenaire célibataire renfermé (et non endurci), le seul confident, c’est lui-même, cet enfant qui n’a pas su grandir, et qui finit par avoir des hallucinations à force de déni. Alors que sa seule occupation un peu altruiste consiste à visiter des malades dans un service de soins palliatifs, on se demande si ce n’est pas lui qui est au bout de sa vie… Mais un beau jour, alors qu’il croit frôler la mort, apparaît la jolie Sandrine — à moins qu’il ne s’agisse d’un ange —, qui va le ramener tout doucement à la réalité, apportant un début de réponse à ses hallucinations… Car Sandrine, c’est une artiste militante, qui pense pouvoir changer le monde par son action : faire croire aux passants qu’un monstre, en l’occurrence un dinosaure, menace de détruire la ville, tel un reflet d’un monde anxiogène où populisme et haine de l’autre semblent avoir le vent en poupe. Comme une sale petite musique de fond, la radio diffuse des points réguliers sur la campagne présidentielle américaine (rappelons que l’action se situe en 2016), sans trop envisager une victoire de Trump…

Ce que veut Sandrine, c’est provoquer un choc par son street art militant : peindre des traces de griffes géantes sur les murs ou creuser de monstrueuses empreintes dans les parcs de la ville. Bref, Sandrine veut provoquer la réflexion, et par ricochet, ce fameux « éveil », l’éveil des consciences face aux soubresauts du monde… En la croisant sur son chemin, Arthur aura peut-être bien eu la chance de sa vie...

Le dessin léger de Thomas Cambi est plutôt agréable à l’œil, bénéficiant d’une très belle mise en couleur. Son trait semi-réaliste sait reproduire l’atmosphère engageante et intimiste de la capitale bruxelloise, avec ce qu’il faut de loufoquerie pour surprendre le lecteur tout au long du récit. L’esprit belge y est dépeint avec finesse, et quiconque a foulé les rues de Bruxelles le comprendra, de par l’ébahissement ressenti en voyant apparaître une fresque monumentale au détour d’une rue, comme si là-bas, dans ce foyer de la BD, le neuvième art cherchait à faire irruption dans la réalité.

Quant à l’histoire, elle se lit d’une traite en nous accrochant d’emblée, par sa façon particulière de jongler avec le fantastique et l’intime, nous réservant quelques moments touchants. Les personnages sont bien campés et on les trouve aisément attachants. En définitive, Vincent Zabus nous parle de résistance, d’empathie et de transmission, en croyant — peut-être naïvement — que l’art pourra changer le monde. On a pourtant envie d’y croire à cette prise de conscience collective, et on trouve ça très beau. Toutefois, on pourra regretter que le récit n’évoque jamais les conséquences concrètes d’une telle forme d’art, par exemple en montrant comment une telle action pourrait influer sur le cours des événements autrement que par un « sampling » militant à travers le monde. Zabus n’a peut-être pas voulu être trop explicite, laissant la place à l’imagination et aux suppositions, au risque de nous laisser sur notre faim…Mais ce n’est sans doute pas l’objet du livre, et après tout, personne n’a pu jusqu’ici affirmer que l’art pouvait changer le monde ou s’il se contentait de le refléter !

Il s’agit déjà de la cinquième collaboration entre Zabus et Campi pour une bande dessinée, et probablement pas la dernière étant donné l’osmose qui, à la lecture de l’ouvrage, se devine entre les deux auteurs. Loin de nous endormir, « L’Éveil » nous aura au moins révélé le pouvoir subversif de l’art, à défaut de nous prouver son influence réelle… et qui sait, suscitera peut-être des vocations…