Des hommes ordinaires : Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne
de Christopher R. Browning

critiqué par Anonyme11, le 21 août 2020
( - - ans)


La note:  étoiles
Comment imaginer l'existence même d'une telle monstruosité ? !
Trois grands moyens d’extermination furent employés par le IIIème Reich Nazi, dans la cadre de la « Solution finale de la question Juive en Europe » :
– Les camps de concentration ;
– Les fusillades de masse ;
– Mais ces dernières n’étant pas assez « massives », elles furent complétées par les camps et centres d’extermination composés des chambres à gaz et/ou des fours crématoires.
L’étude de Christopher R. Browning, dans ce formidable ouvrage, porte donc principalement sur la présentation de la multitude de bataillons, compagnies et unités spéciales, Einsatzgruppen, et plus particulièrement sur le 101ème bataillon de l' »Ordnungspolizei », dont l’objectif dans le cadre de la « Solution finale de la question Juive en Europe », était les fusillades en masse de Juifs.
Le 101ème bataillon de la police régulière de l' »Ordnungspolizei », sorte de gendarmerie, comportait environ 500 hommes. Les massacres de masse qu’ils ont commis, se sont déroulés du mois de juillet 1942 au mois de novembre 1943. Le commandant Trapp dirigeait ce bataillon de la mort.

Comme le rappel Pierre Vidal-Naquet dans l’avant-propos de ce livre, aucun tyran aussi : charismatique, mégalomane, despotique, psychopathe, fanatique…, soit-il, ne peut se passer de très nombreux complices et bourreaux pour exterminer autant de monde en si peu de temps.

Le lieu central de la Shoah se situa donc en grande partie sur le territoire Polonais. Pays que se partageaient Staline et Hitler après la signature du Pacte Germano-Soviétique d’août 1939, aboutissant au déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale.

Où, le régime Nazi a-t-il trouvé autant de gens et comment les a-t-il transformé si rapidement en criminels de masse : personnel des camps, des ghettos, des bataillons d’extermination, effectifs policiers pour encadrer les déportations de Juifs dans des centaines de trains, entre l’automne 1941 et le printemps 1945, en direction des camps mixtes de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et de Majdanek, et également dans les camps ou centres voués uniquement à l’extermination, qu’étaient ceux de : Belzec, Chelmno, Sobibor et Treblinka, pour commettre un massacre de masse d’une telle ampleur ?

Afin d’avoir une vision d’ensemble de la répartition du génocide de l’Holocauste, Christopher R. Browning cite en « notes » de son ouvrage, un autre grand historien du Nazisme : Raoul Hilberg, page 327 :

« Raoul Hilberg estime que plus de 25 % des victimes du génocide hitlérien sont mortes fusillées. Plus de 50 % ont péri dans les six principaux camps d’extermination munis de chambres à gaz ; le reste a succombé aux conditions de vie effroyables dans les ghettos, les camps de travail et de concentration, les marches de la mort, etc.. »

Christopher R. Browning a pu écrire cet ouvrage grâce à l’Agence centrale des administrations d’Etat de la justice, située dans la ville de Ludwigsburg près de Stuttgart.
Cet organisme a autorisé l’auteur à prendre connaissance des procès-verbaux et poursuites judiciaires (de 1962 à 1972), à l’encontre des membres du 101ème bataillon.
Son étude porte donc sur les interrogatoires de 210 hommes sur 500. Ce qui offre un échantillon essentiel car particulièrement représentatif.

Ce sujet portant sur la Shoah comporte un tel degré d’inhumanité, que Christopher R. Browning se sent obligé de préciser en préambule de son ouvrage, page 33, que :

« Non, expliquer n’est pas excuser, comprendre n’est pas pardonner. »

Le premier massacre eut lieu dans le village de Jozefow en Pologne, le 13 juillet 1942. Le Commandant Trapp expliqua alors à ses troupes l’effroyable objectif de cette mission, page 38 :

« Maintenant, dit-il, le bataillon a ordre de rassembler ces Juifs. Les hommes en âge de travailler seront sélectionnés et emmenés dans un camp de travail. Les autres femmes, enfants et vieillards, devront être fusillés sur place par les hommes du bataillon. Puis, ayant exposé à ses hommes la nature de leur mission, Trapp leur fait une proposition extraordinaire : s’il en est parmi les plus âgés d’entre eux qui ne se sentent pas la force de prendre part à cette mission, ils en seront dispensés. »

Alors pourquoi seulement une douzaine d’hommes quittèrent les rangs suite à cette proposition, à la fois inattendue mais surtout inespérée compte tenu de l’horreur de la description de la mission, que le Commandant Trapp venait de leur faire ? Voici quelques pistes d’analyse :
– D’abord, l’effet de surprise, un manque de temps de réflexion entre le moment où leur était présentée la mission et la proposition de ne pas participer au massacre ;
– Ensuite la notion d’esprit de corps, pour ne pas passer pour un lâche vis-à-vis du groupe ;
– Etc..
Mais le motif le plus incroyable et immonde évoqué par ce membre du bataillon (serrurier dans le civil), âgé de 35 ans, recueillit lors des interrogatoires, page 127 :

« Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était, pour ainsi dire, une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »

Le bilan de ce premier massacre fut de 1 500 Juifs fusillés sur 1 800, dans ce village Polonais de Jozefow.
Lors de ce massacre de Jozefow, un grand nombre de tueurs furent dégoûtés par l’horreur de leurs actes.
Par la suite, pour les autres massacres, des fosses furent creusées, en tirant plutôt à distance et non plus à bout touchant comme à Jozefow. Car l’exécution d’une balle dans la nuque avait souvent pour effets écoeurants de produire : des éclaboussures de sang, l’explosion de la boîte crânienne avec parfois des projections de matières cérébrales, sur les bourreaux.
De plus, on donna aux assassins, à boire de l’alcool en abondance dès le début des massacres, plutôt qu’à la fin comme ce fut le cas à Jozefow, afin qu’ils se trouvent dans un état d’ébriété avancé pendant les massacres.
Le renouvellement des équipes fut également plus régulier pour que les bourreaux soient moins sollicités, afin d’atténuer l’effet d’écoeurement.
Puis, dans tous les autres massacres, les membres du 101ème bataillon ne se virent plus proposer la possibilité de pouvoir faire défection aux tueries de masse.
Bref, toutes ces nouvelles mesures avaient pour unique objectif, la dépersonnalisation totale de l’image de l' »ennemi » : le Juif.

Voici donc le récapitulatif des principaux massacres et actions criminelles perpétrés par le 101ème bataillon, page 191 :

« Massacres de Jozefow, Lomazy, Serokomla, Konskowola, et ailleurs, liquidation des ghettos de Miedzyrzec, Lukow, Parczew, Radzyn et Kock : à la mi-novembre 1942, les hommes du 101e bataillon de réserve de la police ont déjà pris part à l’assassinat de 6 500 Juifs polonais et à la déportation d’au moins 42 000 autres vers les chambres à gaz de Treblinka. Mais leur contribution à la campagne d’extermination n’était pas encore terminée. Les villes et les ghettos du nord du district de Lublin nettoyés de Juifs, le bataillon fut affecté à la traque et à l’élimination systématique de tous ceux qui avaient échappé aux rafles précédentes. Bref, il lui appartenait de rendre sa région complètement « jundenfrei ». »

Depuis le premier massacre de Jozefow, la plupart des membres du 101e bataillon étaient devenus des tueurs froids, indifférents, et même pour certains, parfois, exaltés dans leurs horribles missions exterminatrices.
Seule, une minorité essaya toujours de trouver des faux-fuyants pour éviter d’y participer. Car rappelons ici, qu’entre 80 et 90 % du bataillon ont participé à ces massacres.

Le point culminant de ces massacres dans le cadre de « La Solution Finale » eut lieu en novembre 1943. Ce fut le plus grand massacre de Juifs par fusillades dans le cadre de la « Solution finale » : la grande « fête des moissons » (Erntefest), conduisant en quelques jours à l’extermination de 42 000 Juifs. Ces derniers étaient « parqués » dans les différents camps de travail du district de Lublin en Pologne.
Pour cette opération « sacrificielle » gigantesque, plusieurs bataillons dont le 101e furent regroupés pour participer à cette opération meurtrière apocalyptique.
Cette opération d’envergure commença par le creusement d’immenses tranchées larges et profondes autour du centre d’extermination de Majdanek, et les Juifs furent fusillés en masse par milliers à la mitrailleuse. Ces tranchées se remplirent alors jusqu’au bord, de cadavres dénudés. Puis d’autres massacres identiques eurent lieux les jours suivants dans la même région.

Lors de leurs procès entre 1962 et 1967, peu de membres du 101e bataillon furent condamnés, et avec des peines extrêmement faibles (seulement quelques années de prison !).
Pourtant, au total ils ont participé directement ou indirectement à l’extermination de 83 000 Juifs et plusieurs centaines de civils Polonais !

Alors, comment des gens ordinaires, sans prédispositions pathologiques particulières, ont-ils pu participer à des massacres de masse aussi monstrueux ?
Et est-ce que n’importe quel autre groupe dans ce même contexte, pourrait-il potentiellement devenir criminel ?

Page 237, Christopher R. Browning présente un très bon résumé concernant la tentative d’explication de toute cette ignominieuse page de l’Histoire du 20ème siècle :

« Pourquoi les hommes du 101e bataillon de réserve de la police, à l’exception de peut-être 10 % d’entre eux – et certainement pas plus de 20 % – sont-ils devenus des tueurs ?
Un certain nombre d’explications ont été avancées par le passé pour rendre compte de ce type de comportement : brutalité inhérente à la guerre, racisme, segmentation et caractère routinier des tâches, sélection des tueurs, carriérisme obéissance aux ordres, déférence à l’égard de l’autorité, endoctrinement idéologique, conformisme enfin. Ces facteurs s’appliquent ici à divers degrés, mais aucun sans réserves. »

Si l’on reprend ces critères, on constate pourtant que peu, dans le bataillon avaient participé à la 1ère Guerre Mondiale et donc n’étaient pas censés être sensibilisés par une violence extrême.
Or, comme nous l’avons vu plus haut, depuis le premier massacre de Jozefow, ils étaient devenus de plus en plus brutaux, dans une routine, et semble-t-il sans qu’ils s’interrogent le moins du monde, sur la monstruosité de leurs actes.
De plus, l’endoctrinement idéologique a certainement participé à la dépersonnalisation et à la déshumanisation de l' »ennemi », ce qui a probablement facilité la distanciation psychologique et donc le passage à l’acte dans la tuerie.

Pour la plupart, les hommes du 101ème bataillon étaient d’origines ouvrières et plutôt anti-Nazis.

Lors de leurs procès pour tenter de se défendre, leur principal argument fut : l’obligation d’obéir aux ordres, car la désobéissance pouvait conduire aux camps de concentration voire à des exécutions sommaires. Pour eux, ils étaient donc contraints et dans l’impossibilité de refuser d’appliquer les ordres ; et par conséquent dédouanés de toute responsabilité.
Pourtant, non seulement, dès le premier massacre le Commandant Trapp leur a donné la possibilité de refuser, mais de plus, il ne s’est jamais produit de cas de répression, lorsque certains ont manifesté plus ou moins clairement leur volonté de ne pas participer à tel ou tel autre massacre.
Ce que décrit l’auteur, pages 251 et 252 :

« Mais ce type d’explication présente une sérieuse difficulté. Tout simplement, en quarante-cinq ans et des centaines de procès, il ne s’est pas trouvé un seul avocat ou accusé capable de produire un seul cas où le refus de tuer des civils non armés a entraîné la terrible punition censée frapper les insoumis. Châtiments ou blâmes occasionnels n’ont jamais eu aucune commune mesure avec la gravité des crimes que ces hommes étaient requis de commettre. »

De nouveau, la réponse des accusés à cette objection fut celle de la « contrainte supposée », argumentation complètement erronée et/ou mensongère, comme le résume l’auteur, pages 252 et 253 :

« Mais en règle générale, même la « contrainte supposée » ne tient pas avec le 101e bataillon de réserve de la police. Depuis Jozefow, où le commandant Trapp, la voix étranglée par l’émotion et les larmes aux yeux, a offert une dispense à ceux qui « ne se sentaient pas le coeur à le faire » et a protégé le premier homme à avoir accepté son offre de la colère du capitaine Hoffmann, la « contrainte supposée » n’existait pas dans le bataillon. Par la suite, le comportement de Trapp – qui non seulement a dispensé le lieutenant Buchmann des actions juives, mais encore a manifestement protégé cet homme qui ne faisait pas mystère de sa désapprobation – a rendu les choses encore plus claires. Une série de « règles de base » non écrites s’est établie au sein du bataillon. Pour les petites actions, on faisait appel aux volontaires ou l’on choisissait les tireurs parmi les hommes connus pour tuer volontiers, ou qui ne se donnaient pas la peine de se tenir à distance lorsqu’on formait les pelotons d’exécutions. Pour les actions d’envergure, ceux qui ne voulaient pas tuer n’étaient pas forcés de le faire. Même lorsqu’on tendait de les obliger, ils pouvaient toujours refuser : les hommes savaient que les officiers n’étaient pas en mesure d’en appeler au commandant Trapp. »

En ce qui concerne l' »obéissance à l’autorité », ce principe a été étudié par Stanley Milgram à travers ses différentes expériences.
Ce test fictif avait pour objectif de montrer jusqu’à quel point une personne sous l’autorité de quelqu’un, était capable d’augmenter l’intensité de décharges électriques infligées à de fausses victimes. En effet, avec l’avancement de l’expérience ces pseudo-victimes manifestaient leurs douleurs supposées.
Des candidats obéirent jusqu’au bout de l’expérience, en infligeant pour certains, la douleur extrême pouvant conduire à la mort de la supposée victime.
Suite à ces expériences, la conclusion de Milgram est sans appel :

« Les humains, conclut-il, sont menés au meurtre sans grande difficulté. »

L’être humain peut être influençable : sous l’autorité, à l’endoctrinement et au conformisme par rapport au reste de l’équipe, faire comme les autres, ne pas paraître lâche vis-à-vis du groupe et ne pas risquer d’être soumis à l’opprobre de ses collègues. Mais tout cela n’explique absolument pas l’horreur ultime commise par les membres du bataillon, comme l’exprime fort bien l’auteur, pages 269 et 270 :

« Enfin, il faudrait croire dur comme fer dans les vertus manipulatrices de l’endoctrinement pour s’imaginer que ces brochures pouvaient enlever aux hommes du 101e bataillon de réserve de la police toute aptitude à penser par eux-mêmes. Influencés, conditionnés, imbus de leur propre supériorité de race autant que persuadés de l’infériorité et de la radicale altérité des juifs, beaucoup d’entre eux l’étaient, sans aucun doute ; préparés à tuer des Juifs, ils ne l’étaient certainement pas. »

Puis, il précise ce qui devrait paraître à tous comme une évidence, page 275 :

« La responsabilité humaine est en définitive du domaine de l’individu. »

On peut encore se résumer en se référant à cette célèbre maxime, non seulement d’origine Biblique, mais également à caractère Universel :

« Tu ne tueras point ! »

Confer également d’autres ouvrages aussi passionnants sur le même thème, de :
– Michel Terestchenko Un si fragile vernis d’humanité : Banalité du mal, banalité du bien ;
– Rudolf Hoess Le commandant d’Auschwitz parle ;
– Shlomo Venezia Sonderkommando : Dans l’enfer des chambres à gaz ;
– Primo levi Les Naufragés et les Rescapés : Quarante ans après Auschwitz ;
– Gitta Sereny : Au fond des ténèbres, un bourreau parle, Franz Stangl, Commandant de Treblinka ;
– Hannah Arendt Le système totalitaire : Les origines du totalitarisme ;
– Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem ;
– Tzvetan Todorov Face à l’extrême ;
– Tzvetan Todorov Mémoire du mal, Tentation du bien : enquête sur le siècle.