La Madone des Sleepings
de Maurice Dekobra

critiqué par Alceste, le 1 juillet 2020
(Liège - 63 ans)


La note:  étoiles
Les hauts et les bas de la notoriété
La curiosité qui m’a poussé à ouvrir ce roman au titre baroque a été bien récompensée. Au-delà d’une histoire rocambolesque et de personnages hauts en couleur, c’est le style qui m’a enchanté. À lire les titres de ses autres romans (« La volupté éclairant le monde », « Madame Joli-Supplice », « Et Ève gifla Adam »,…) je me figurais Maurice Dekobra (1885 – 1973) comme une sorte de San Antonio de l’Entre-deux-guerres. Force est de constater que sa prose, nonobstant les scènes parfois scabreuses, n’a rien de rabelaisien, et ravit par son raffinement, ses métaphores savoureuses, ses clins d’œil permanents, sa subtile ironie. On est loin de l’écriture blanche et dévitalisée d’une Duras ou d’un Camus. Les extraits ci-dessous en donneront une idée.

Sans entrer dans les détails de l’intrigue, pour laisser toute la surprise au lecteur, disons que le roman est bien ancré dans son époque (1926), puisqu’il s’ouvre sur une séance d’interprétation freudienne d’un rêve érotique, et qu’il met aux prises une élégante duchesse écossaise , Lady Wyhnam, familièrement appelée Lady Diana ( !) avec le pouvoir bolchévique, épouvantail de la bourgeoisie européenne d'alors. Le sigisbée de la lady, héros véritable du roman, sera le trait d’union entre ces deux univers, avant de s’y trouver pris comme entre le marteau et , non la faucille, mais l'enclume.

Les voyages luxueux suggérés par le titre nous emmènent dans les lieux pittoresques et interlopes de Londres, Berlin, Vienne ou Constantinople qui, grâce à des évocations assez minutieuses, reparaissent dans leur état des années 1920 à nos yeux émerveillés.

L’ambiance est plutôt à la frivolité et aux mondanités, en raison du caractère de Lady Diana, qui ne peut se passer aucun caprice, mais un chapitre va jeter un froid : le pauvre secrétaire est jeté dans une geôle bolchevique, où le sadisme des gardiens annonce, en une troublante prémonition, celui des SS. Dans ce registre-là aussi, Dekobra se montre brillant.

Voilà un auteur qui a atteint le record des ventes à son époque. Il n’a pas l’honneur d’une ligne dans les manuels d’histoire littéraire. Des rééditions récentes (1997, 2007, 2010) ont cependant permis de lui redonner un peu de notoriété, et d’élargir le cercle de ses admirateurs.

Extraits :
• La cloche d’un tramway tinta sur le Ring. Le septième ciel de la légende s’immobilisa au deuxième étage de l’Hôtel Bristol. Eros, maître du ballet, régla la pavane des baisers silencieux. Puis, la lampe de chevet brilla de nouveau, feu follet rose sur le tombeau des grands frissons.

• Je suis le secrétaire de cette grande dame depuis cinq mois. Je vis dans son intimité. Mais je n’ai jamais franchi le seuil de son alcôve. J’ai lu parfois à son chevet des pages de Chateaubriand, des vers obscènes de Lord Byron et les proses épicées de feu M. Jean Lorrain, mais je n’ai jamais illustré mes lectures de démonstrations concomitantes, ni cherché, sous le lin armorié de ses draps, l’épilogue des chapitres commencés.

• D’autres réminiscences surgirent de mon cerveau enfiévré. On eût dit que des trappes se soulevaient çà et là, laissant fuir une à une les colombes du souvenir, qui s’envolaient à tire-d’aile vers le désert sans fin de la mémoire des hommes.

• Le sourire sardonique de Chapinski était exaspérant. Sa main fine, parée d’une bague volée, une chevalière de platine aux armes d’un membre de la famille impériale, sa main de révolutionnaire qui n’a jamais manié ni la faucille, ni le marteau caressait la crosse du révolver, comme la dextre d’un dilettante palpe les contours d’une statuette chryséléphantine.

• Vous connaissez le Caracalla du musée du Vatican, avec sa courte barbe en collier et son regard de viveur satisfait ? Accentuez le type asiatique du fils de Septime Sévère et vous vous représenterez M. Varichkine, proconsul de l’Empire des Soviets chez les Teutons, gentleman presque parfait, qui chasse l’Aristocrate en Russie mais l’honore loin du pays de Michel Strogoff ; M Varichkine, enfin , qui a eu la généreuse pensée d’inviter les Commissaires du Peuple à faire empailler un bourgeois russe et à conserver ce « rara avis » dans le musée ethnographique de Moscou, avant que la race n’en ait complètement disparu.

• Mais oui, mon cher, c’est ça, la France d’aujourd’hui. Marianne a des bigoudis, des mitaines et un moine pour réchauffer son pied droit. C’est une coquette repentie qui se faisait trousser gaillardement par les sans-culottes et qui maintenant porte des dessous très bourgeois… Si vous la voyez de temps en temps se mettre un peu de rouge sur les joues, ne vous y trompez pas… C’est un vieux reste de coquetterie qu’elle va expier le lendemain sur l’autel de la Démocratie.

Deux courts extraits qui montrent le soin apporté aux détails de la narration :

• Lady Diana entrouvrit ses jolies lèvres, laissa des volutes de fumée céruléenne monter en spirale lentes vers le lustre, et conclut :
« Monsieur Varichkine, vous m’effrayez. »
• Je souris machinalement en calfatant de beurre les pores de mon pain grillé et je me demandai si la destinée ne m’envoyait pas par le canal de cette gazette séculaire une nouvelle situation sociale.