Reconquista
de Serge Legrand-Vall

critiqué par TRIEB, le 8 juin 2020
(BOULOGNE-BILLANCOURT - 73 ans)


La note:  étoiles
MATEU, L'AMBIVALENT
Le terme de Reconquista fait généralement référence à la période immédiatement postérieure à 1492, date-clé de l’histoire de la péninsule ibérique qui borne les débuts de la reconquête des territoires conquis par les Musulmans et leur expulsion d’Espagne. Dans ce roman, Serge Legrand-Vall nous incite à porter nos regards vers une autre Reconquista, cette opération militaire menée en 1944 par des maquisards espagnols, issus des rangs du camp républicain, dans le Val D’Aran, région frontalière de la France. Mateu Canalis, l’un des membres de cette expédition, prend part aux combats mais la campagne tourne court: son bataillon est pris dans une embuscade, et il doit rebrousser chemin vers la frontière française.
Le roman s’articule principalement autour de la personnalité de Mateu Canalis, un policier soucieux de bien accomplir son métier, un homme de gauche mais « d’une gauche raisonnable », un fêtard alcoolique, en proie à la tentation permanente de la séduction. La technique narrative est de voir cet homme évoluer dans les années 36-37-38 à Barcelone, celles de la Guerre civile, des combats entre troupes franquistes et républicaines, celles de l’Utopie révolutionnaire ; et les années 44-45, celles de la libération de la France et de la tentative de reconquête militaire de cette région du Val d’Aran, qui aurait dû être le prélude à une libération de la dictature fasciste de Franco.
Pourtant, en dépit de ses failles dans sa conduite personnelle, nous nous attachons à Mateu, et nous comprenons et partageons ses interrogations. Ainsi touche-t-il du doigt la différence existant entre la justice et l’ordre dans un constat désabusé : « J’ai passé plus de temps à courir après les anarchistes, dans leurs repaires du Raval on de Poble sec où ils noud filaient souvent entre les doigts, pour les coffrer à la prison Modelo, qu’à inquiéter les patrons. Une bonne façon de découvrir la différence entre ordre et justice. »
Cet homme, marqué par l’ambivalence, est aussi attiré par l’utopie, la réalisation d’idéaux révolutionnaires, même s’il est conscient du long délai nécessaire à leur atteinte et à leur réalisation. Il tombe amoureux d’Esperança, une femme éprise de ces idéaux, qui le convainc presque de partager ses idées. Mais au-delà de l’idéologie, c’est son exemplarité qui séduit Mateu et déclenche son amour pour cette femme. Pourtant, Mateu devient complice d’un événement peu commenté de la guerre d’Espagne : l’élimination systématique, sur ordre du NKVD de Staline, des opposants à sa ligne en Espagne, parmi lesquels les militants de la CNT et du POUM, syndicat anarchiste, et organisation politique d’extrême-gauche. C’est le début de la désillusion, des remises en cause de ses convictions : « L’époque de toute la gauche unie contre le fascisme était révolue ; tout comme celle où la presse anarchiste réclamait que le conflit idéologique entre les staliniens et leurs opposants reste mesuré. Les naïfs de mon espèce avaient réalisé avec beaucoup de retard qu’il s’agissait d’une lutte à mort. »
Peu de temps avant son départ de l’Ariège, Mateu est hébergé par Adrien et Jeanne, sa fille institutrice. Ces derniers lui laissent le souvenir d’une France républicaine, résistante, bien disposée à l’égard du réfugié espagnol auquel Mateu s’assimile. Une France bien plus accueillante que celle des années trente, qui avait laissé de bien mauvais souvenirs aux réfugiés espagnols parqués dans des camps d’internement.

Esperança décède sur une barricade dans Barcelone en proie au combat. Mateu finit par emmener Montse, une fille issue d’une liaison avec une autre femme d’extraction bourgeoise, Remei, vers les Antilles françaises, dans l’intention de rejoindre Cuba, où un membre de sa famille a servi durant la guerre d’Indépendance de l’île.
Serge Legrand-Vall réussit à nous restituer la dimension humaine de Mateu, ses doutes, ses erreurs, sa propension éthylique, son besoin final de cohérence, ses amours : Esperança, Remei, Jeanne. Il nous introduit, aussi, dans l’une des périodes les plus sombres et les plus controversées de la Guerre civile : cette liquidation des militants de l’extrême-gauche, et cet épisode moins connu de cette tentative d’intrusion militaire en 1944. Deux mérites essentiels de ce roman très réussi dans son atteinte à l’humanité de ses personnages.
L’errance et la reconquête de soi 9 étoiles

Octobre 1944 : alors que le second conflit mondial touche à sa fin, des milliers de guérilleros issus des maquis pyrénéens rentrent en Espagne par le Val d’Aran dans une tentative désespérée de restaurer la République. Parmi eux, Mateu Canalis, ancien inspecteur de police. L’entreprise tourne vite au désastre. Huit ans auparavant, Mateu avait connu un autre naufrage, personnel et politique, Communiste sincère, amoureux d’une anarchiste victime d’une balle perdue, il s’était transformé peu à peu en serviteur docile d’un État abandonné par les démocraties et devenu l’otage de l’URSS. Témoin et acteur à ce moment-là d’une autre guerre dans la guerre, Mateu trahit ses idéaux, participant à la liquidation des opposants libertaires ou trotskystes dans les sinistres « checas », les prisons staliniennes de Barcelone. La guerre perdue, exilé en Ariège, il sombre dans la boisson. Plus tard, il ira chercher une improbable rédemption dans l’aventure sans issue du Val d’Aran. Avec une écriture dense et sans concession, Serge Legrand-Vall suit son personnage d’une guerre à l’autre, des journées révolutionnaires de l’été 1936 à l’errance dans la neige et le vent en 1944, pour tenter de le comprendre, parvenir à le rejoindre, dans ses failles, sa déchéance. L’auteur bordelais, qui aime à se définir comme un « espagnol imaginaire », cherche sa vérité dans la fiction : coupé de ses racines, il remet un peu ses pas, à travers cette histoire, dans ceux de l’homme qui pourrait être son grand-père.

François Rahier

EntreleslignesA - - 66 ans - 24 mars 2021