Capital et idéologie
de Thomas Piketty

critiqué par Colen8, le 8 mars 2020
( - 83 ans)


La note:  étoiles
Une bible d’économie politique
Cette histoire comparée des régimes politiques, définis de façon générique sous le terme « idéologie(1) » et des droits de propriété autrement dit le « capital » montre comment ces facteurs contribuent aux inégalités sociales, fiscales, éducatives, climatiques entre autres. Longtemps les sociétés ont été structurées en mode ternaire regroupées selon trois fonctions sans besoin de justifier ni un ordre quasi immuable ni la concentration des richesses, l’ensemble étant simplement présenté selon le cas comme la volonté divine ou comme le bien commun. Les trois fonctions avaient chacune leur rôle explicite : les religieux pour la spiritualité et la morale, une aristocratie de guerriers pour la sécurité, mais aussi les conquêtes, les autres numériquement les plus nombreux au service des deux premières et à leurs propres dépens.
Une première transition aux temporalités et aux modalités variables, symbolisée en France par la Révolution de 1789 où elle a pris une tournure plus soudaine et plus radicale qu’ailleurs a vu la montée en puissance d’une classe de conservateurs prête à engager des réformes pour plus d’égalité de principe mais jusqu’au-boutiste pour défendre la propriété contre tout partage des terres et pour retarder le suffrage universel. Cette classe du capitalisme désigné comme « propriétarisme » est celle qui a succédé aux grandes découvertes. Concomitante des deux phases de l’esclavage et des colonisations(2), elle s’est investie dans l’industrialisation, en a tiré des profits inouïs creusant des inégalités jamais atteintes depuis lors jusqu’au conflit meurtrier de 1914. Même en partie affaiblies les élites appartenant aux grands empires franco-britanniques se sont bien arrogé de facto les pouvoirs d’une domination politique et économique du monde jusqu’en 1945. Les ruines de cette période troublée de l’entre-deux guerres, de la grande dépression des années 1930, du second conflit mondial ont facilité l’avènement plus ou moins généralisé de l’Etat-providence en dehors des pays communistes pendant plusieurs décennies.
C’est bien cet équivalent de la social-démocratie qui a permis l’émancipation sociale en même temps que le recul des inégalités à un niveau plus acceptable sans que la forte hausse des prélèvements obligatoires par une politique fiscale et successorale se voulant plus juste ne ralentisse ni la croissance, ni les investissements, ni la prospérité économique. C’est l’investissement éducatif qui est apparu à ce stade comme l’un des plus forts déterminants du nivellement partiel des inégalités pour expliquer le redressement chez les uns, le décollage économique chez les autres. Et c’est le niveau de diplôme obtenu qui explique grâce aux séries chronologiques comparées d’une part les comportements électoraux, d’autre part les attitudes vis-à-vis de la mondialisation ou de l’immigration. Les partis de la gauche modérée ont vu basculer leur recrutement vers les plus diplômés, se sont rangés dans le sillage du néolibéralisme, se sont alignés sur la concurrence fiscale entre pays au détriment de la justice en abandonnant les classes populaires. D’où le refuge de celles-ci dans une abstention croissante faute de se sentir correctement représentées, à défaut son déplacement vers les extrêmes populistes et la tentation grandissante d’un repli nationaliste et identitaire.
En conclusion les inégalités socio-politiques quelle qu’en soit la dimension retenue ne peuvent plus être justifiées d’aucune façon comme un état de fait « naturel ». Les expériences réussies y compris en dehors de la sphère occidentalo-centrée d’allier plus de justice et de croissance simultanées dans l’après-guerre (1950-1980) se sont inversées ensuite (1980-90) et accélérées depuis le désastre communiste signant la fin de l’URSS. La reconstitution chiffrée de l’histoire mondiale par la collecte dans une base de données accessible aux chercheurs non seulement des informations fiscales et successorales dans 80 pays mais par l’évaluation de leurs autres matériaux socio-politiques et même littéraires a pour objectif d’en tirer les leçons et d’œuvrer au dépassement des idéologies déjà expérimentées durant les siècles passés. Une telle reconstitution qui se sait perfectible n’en est pas moins un modèle de clarté, de pédagogie, de nuance dans la précision. Tout en étant une invitation en direction d’autres chercheurs pour prendre la suite dans le même esprit de compréhension et de coopération, le partage d’une telle masse de connaissance(3) en fait un outil incomparable de réflexion et de débat pour l’avenir qui devrait faire date. Toute la démonstration de Thomas Piketty invite à creuser d’abord les aspects positifs des expériences connues. Ses préférences pour l’Europe vont vers une structure fédérale socio-participative dotée d’un pouvoir fiscal accru sur celui des états nationaux proprement dits. Il plaide pour réduire la concentration excessive des flux financiers et celle des stocks patrimoniaux par des prélèvements plus progressifs de nature à redonner de l’espoir aux catégories pauvres autant capables que les autres de recréer une dynamique de progrès social.
(1) Plus précisément les idées, les règles, les structures qui définissent une société dans un territoire particulier durant une période donnée, par conséquent se traduisent par des visions du monde.
(2) L’une comme l’autre, la première phase (1500-1850) purement extractive, la seconde (1850-1960) jusqu’aux indépendances ont imprimé des inégalités qui ont continué à peser lourdement sur le développement des pays concernés.
(3) Les données sources, les références, les méthodologies, les hypothèses retenues, les présentations résumées reprenant les graphiques sont accessibles en ligne : http://piketty.pse.ens.fr/fr/ideologie