La Chasse aux loups
de Louise Michel

critiqué par Cyclo, le 18 février 2020
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
le roman du nihilisme
J’avais acheté le livre à sa sortie, étonné (je le suis encore) de voir apparaître Louise Michel au catalogue des Classiques Garnier. Le seul roman que j’avais lu d’elle jusque-là, Le claque-dents, ne me laissait pas supposer que des universitaires s’intéresseraient un jour à réaliser une édition critique d’un de ses ouvrages parus en feuilleton dans la presse assez confidentielle de la gauche contestataire et libertaire de la fin du XIXème siècle, et souvent écrits à la va-vite.

Nous sommes en Russie : Stéphanine et Pierre Panine se marient. Mais le jour même du mariage, apparaît Stanislas, un ami de Pierre absent depuis longtemps, venu assister à son mariage. Mais, au premier regard échangé avec Stéphanine, Stanislas a le coup de foudre et trouble la jeune femme : Pierre pressent un malheur. Or, Pierre, Stéphanine et Stanislas font partie des nihilistes qui, quelques mois plus tard, au cours d’une véritable chasse au loup, participant à la battue : leur objectif est d’éliminer le baron Moïse, l’un de leurs grands persécuteurs en Russie et qui pour eux est un loup humain qu’il faut abattre.
Quelque temps après, dans une forêt, un inconnu vient voir le moujik Ivan Ivanovitch pour lui réserver son attelage de chiens de traîneau afin de faire fuir quelqu'un. Mais Ivan, littéralement amoureux de ses chiens, qu’il a dressés avec passion, craint de ne pas les récupérer et propose de conduire l’attelage jusqu’au but fixé et de rentrer avec ses chiens. Dans la forteresse de Pétersbourg, le commandant Zolotoff est étonné de constater que son fils, Paul, n’affiche pas d’enthousiasme pour son rôle : arrêter le plus de nihilistes possible. En fait, Paul est lui-même un nihiliste, chargé par le groupe de faire évader un détenu. Il profite d’une entrevue avec son père dans la forteresse pour lui dérober discrètement un dossier de documents qui vont lui permettre de mener à bien l’évasion de son ami Ebenezer, un des meneurs nihilistes, afin d’empêcher qu’ils soit transféré en Sibérie, car c’est une carte maîtresse dans la lutte contre les loups humains : loups qui en Russie comme ailleurs, persécutent les peuples, se comportent en bourreaux des prolétaires et qui, selon les nihilistes, ne méritent que la mort. En s’échappant de la forteresse, Paul et Ebenezer s’élancent dans une folle fuite destinée à préparer la reprise de la lutte. Ils rejoignent le moujik et ses chiens de traîneau.
Ils parviennent à rejoindre Londres, pays refuge : "Le brouillard leur apparut comme une des chances de leur voyage : ils pourraient rester plus longtemps sans entrer nulle part. Cette chance est toujours saluée des malheureux qui filent la comète [couchent dehors] à travers l’inconnu". Ils y retrouvent Ivan et ses chiens, qui a fui aussi, car il s’est rendu compte qu’il était leur complice, et tous trois découvrent la misère des bas-fonds londoniens, des workhouses (dans ces foyers pour SDF avant la lettre, on donne à manger : "Le tout est mangé sur place avec le moins de cérémonie possible. Ceux qui déjeunent là ont faim – et même faim depuis longtemps"), des vagabonds (tramps : "Pour qui les aurait vus de loin, ils n’auraient pas paru plutôt des hommes enguenillés que des grands vautours maigres dont le vent eût soulevé les plumes"), des enfants prostitués, des Chinois fumeurs d’opium : c’est la ville noire, "la vie noire et brutale des meurt-de-faim – le coupe-gorge de la société se montrant effrontément par places et où les assassins ne sont pas ceux qu’on pense, mais ceux dont la table est toujours mise, tandis qu’eux regardent les dents longues, l’estomac vide, le cerveau atteint de toutes les hallucinations de la faim – la vie pour eux, c’est le voyage des naufragés de la Méduse".
Mais la police du tsar est partout, même à Londres : ils sont pourchassés par la policière russe Diana qui a retrouvé leur trace. Elle se fait connaître d’eux sous un faux nom ; Ebenezer tombe amoureux d’elle : seul Ivan et surtout ses chiens s'en méfient. Comme ils souhaitent rentrer en Russie reprendre le combat, c’est Diana qui leur trouve un bateau. Sur ce bateau, un savant fou fait des expériences et finit par inoculer la peste aux chiens d’Ivan puis à la majorité de l’équipage. Le bateau finit par échouer à Petersbourg, où Paul, Diana, Ebenezer, et Ivan sont les seuls rescapés du naufrage. À demi-morts, ils sont transportés chez Pierre Panine, leur ami nihiliste où ils reçoivent des soins. Sitôt guérie, Diana va avertir le tsar, mais elle est démasquée par Paul, et Ebenezer, désespéré, l’étrangle. Ils doivent de nouveau fuir. Mais la grève générale, menée par les mineurs, se déclare dans tous les pays, en France ("Ceux dont on avait dans Paris sanglant égorgé les pères, ceux dont on avait pris les mères, ceux qui avaient vu ceux qu’ils aimaient tomber des balles dans la poitrine, disaient : il est bon de mourir debout en rêvant de Paris sanglant sous son dôme de flamme"), en Russie aussi : "Ce n’était plus des hommes marchant séparément, ni même des armées s’en allant ensemble à la conquête d’une rive meilleure, c’était l’humanité prenant possession de la terre". La révolution est en marche. Et la chasse aux loups humains, les puissants de ce monde, commence.

Dans ce roman aux accents prophétiques, écrit en exil à Londres et publié en 1891, Louise Michel s’inspire bien évidemment de la Commune de Paris, toujours en filigrane dans son esprit – et pour elle, les loups humains sont ceux qui pratiquent l’oppression de l’homme par l’homme : gens de pouvoir politique, économique, judiciaire et bien sûr, la police ("c’était l’aiguillon qui poussait sans relâche les policiers, gens d’ordinaire bornés (s’ils étaient intelligents ils ne feraient pas ce métier-là). Mais qui sait les filières où la Société conduit, en assignée qu’elle est, ceux dont elle maintient l’existence pour être la proie les uns des autres"), contre qui la rébellion doit être engagée, violente, âpre, décisive. Ici, Louise Michel donne raison aux nihilistes russes, d’une manière qui peut sembler schématique : "Et vous, camarades qui lisez ceci, vous comprenez n’est-ce pas qu’on doit frapper les monstres avec tranquillité et que l’œuvre commune de la délivrance comprend maintenant non seulement savoir mourir mais savoir tuer". Les personnages sont souvent vus avec justesse : ainsi Ivan le moujik, l'homme pur, qui préfère les animaux aux humains, la vieille mendiante anglaise Margaret et son petit-fils David, l'amitié Paul-Ebenezer, on s'attache à eux.

Le texte a été revu avec soin, les nombreuses notes critiques et la préface de Claude Rétat éclairent les enjeux historiques, sociaux, littéraires aussi : l’écriture enflammée, pugnace, de l’écrivaine en exil persévérante appelle la foule des bas-fonds, le prolétariat, au soulèvement définitif pour anéantir l’oppression et la répression. Un roman puissamment engagé donc, le chant des misérables : on y sent l’influence de Victor Hugo, et Diana est une sorte de Javert au féminin. Et, bien sûr, je n’ai pas pu ne pas constater combien ce livre rejoint les préoccupations actuelle (revendications des gilets jaunes, lutte pour préserver les acquis du Conseil National de la Résistance, dont les retraites) et trouve un écho extrêmement contemporain : "La révolte, ce mot fait battre tous les cœurs sauvages et fiers de loups ou d’hommes, c’est la haine du collier qui pèle le cou des chiens" (allusion à la fable de La Fontaine, Le loup et le chien). Le côté messianique laisse perplexe par son idéalisme naïf : "Alors, semblables aux astres voguant par groupes dans l’espace, les hommes appelés par leurs affinités, par la nécessité d’une société harmonique où puisse vivre l’humanité, cherchèrent à se grouper pour la première fois suivant les lois de l’harmonie universelle" ; mais on peut préférer l’idéalisme naïf des exploités à l’arrogance et à la scélératesse des exploiteurs.