La Halle
de Julien Syrac

critiqué par Eric Eliès, le 15 février 2020
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Une satire, caustique et féroce, de la société de consommation
A Marrec, ville à mi-chemin de la grande capitale, grouillante de vie et d’affaires, et de la bourgade de province où chacun se connaît, La Halle se dresse comme un Léviathan miniature, où s’enlise bien plus qu’elle ne s’agite une faune disparate de vendeurs et de clients, habitués ou occasionnels. Derrière l’éclectisme apparent des chemins de vie, aussi divers que les nationalités qui composent cette microsociété, se dévoile un même sentiment d’inachèvement, un même mélange de rêves avortés, d’amours déçus et de vies régies par des mécanismes de survie dans une routine quotidienne ponctuée de rituels qui, tous, tournent autour de l’argent, objet de toutes les convoitises et dont la circulation est celle d’un fluide vital. La raison d’être de La Halle est d’être un espace de vente, où ce qui ne se vend pas est toléré sinon chassé. Pour cette raison, la galerie d’art, installée à l’étage de La Halle, doit disparaître. Son propriétaire, Fouad, ne joue pas le jeu. Bénéficiant d’un loyer très avantageux, il devait servir de caution intellectuelle à La Halle et attirer une clientèle cultivée et aisée mais Fouad, qui vit à Marrec comme en exil et méprise les commerçants et le commerce, s’enferme dans sa galerie, devenue une sorte de temple où il conserve précieusement les toiles de ses amis peintres disparus, qui formaient une communauté marginale squattant un immeuble délabré qu’ils avaient transformé en un lieu ouvert à tous… La galerie sera remplacée par une boutique bio appartenant à une grande chaîne, plus à même de dynamiser La Halle et de changer son image, brouillée par les tziganes qui y travaillent dans l’ombre mais en sont les rouages indispensables (stockage, manutention, nettoyage, etc.) et par les clochards qui viennent y rôder en soirée.

Dans cette mosaïque de vies enlisées, chacun s’accroche à son masque et à ses exutoires (plus ou moins dérisoires ou sordides : cannabis, alcoolisme, drague et humour lourds souvent teintés de misogynie ou de racisme) pour compenser les frustrations d’une vie jugée au chiffre d’affaires de la journée… Certains s’en accommodent, comme Patrick M., le propriétaire du restaurant de La Halle, qui gère son commerce avec un pragmatisme et un cynisme redoutables, ou Avi, garçon de café et immigré roumain lucide de sa situation mais qui puise dans sa culture philosophique la force stoïcienne de se satisfaire de ce que la vie lui offre. D’autres luttent mais se débattent comme des insectes englués dans la toile, sans emprise sur la réalité de leur vie… Le narrateur, Julien, jeune et émérite vendeur de saucissons qui travaille pour le compte de Patrick M. et maîtrise parfaitement toutes les techniques de la vente à l'étalage, est le chaînon qui lie tous les acteurs de La Halle, y compris ses deux hôtes les plus mystérieux et les plus inaccessibles, Fouad, reclus dans sa galerie, et Alma Constanza, jeune femme sicilienne dont la beauté fait tourner les têtes et dont l'intelligence, sans se laisser piéger par les désirs que sa beauté suscite, fait tourner la librairie de de La Halle mais rêve toujours de la mer qu’elle a quittée...

Le roman de Julien Syrac est la narration d’une journée, vue par l’œil de Julien le vendeur de saucisson, qui fera basculer le destin de la Halle. Récit subjectif, plein de verve et d’humour caustique, parfois très noir, qui souligne tous les aspects sordides de la société de consommation et la précarité (aussi bien matérielle qu’affective) des vies ordinaires... L’auteur, dans sa volonté clairement assumée d’oser aller jusqu’à l’excès, crée parfois des personnages un peu archétypaux mais son écriture, pleine de souffle et de ruptures de tons, avec des passages presque trash et d’autres confinant à la poésie, parvient à toucher et interroger le lecteur. Julien Syrac excelle dans l’art du portrait, parfois subtil parfois caricatural, et le plaisir de lecture réside davantage dans la découverte de cette galerie de personnages que dans le suivi d’une intrigue en huis clos dont le dénouement est pressenti longtemps à l'avance... Mais le portrait le plus subtil est sans conteste celui de la Halle, décrite comme à la fois un temple de la consommation et comme le lieu d'une mise à mort de l'humanité. Le grand intérêt du roman est la virulence de sa charge contre la société de consommation, dont les accents férocement caustiques m’ont parfois fait songer à Gilles Châtelet dans « Vivre et penser comme des porcs ». Et il n’est peut-être pas anodin, en songeant au titre de l’essai de Gilles Châtelet, que le narrateur soit un vendeur de saucissons ! Le prologue est d’ailleurs à la fois éloquent et impressionnant : il décrit – précisément et cliniquement – tout le processus de transformation d’un être vivant (un jeune porcelet) en objet de consommation (un saucisson) destiné à finir à la poubelle (parmi les invendus) ou à être digéré puis chié. Et la suite (le roman proprement dit) montre que les individus ne sont finalement pas beaucoup mieux traités…