Mariées rebelles
de Laura Kasischke

critiqué par Septularisen, le 26 décembre 2019
( - - ans)


La note:  étoiles
«Et les étoiles se blottissent dans le ciel comme si nous vivions éternellement».
Si en Europe, et en France en particulier, Laura KASISCHKE (*1961) est surtout connue comme romancière, c’est tout l’inverse au États-Unis d’Amérique où elle est surtout connue pour sa… Poésie! Publié en 1992, «Mariées rebelles » est son premier recueil, et contient déjà tous les éléments qui vont la rendre célèbre dans ses romans.

Laura KASISCHKE raconte des histoires, mais avant tout son histoire. C’est très réel, très réaliste, c’est une poésie faite d’images fortes, étranges, qui restent longtemps en mémoire.
En quelques lignes la poétesse accède à une très grande profondeur psychologique, et nous fait partager de façon étonnante cette introspection dans les personnages qu’elle nous décrit!

«l’ensorceleuse et l’épouse»

Elle décida qu’il le lui fallait
le mari de sa voisine
par un été dans la banlieue :
dans l’énergie
verte du désir, dans l’éclair
brûlant de la convoitise.

Je demandai à mon amie l’épouse, N’as-tu
jamais rien soupçonné?
Elle dit, Qu’aurais-je dû m’imaginer?
C’était notre voisine, notre amie, veuve d’à côté.
Des papillons noirs flottèrent, gentiment,
entre nos pelouses,
Les ormes alignés comme des soldats dans la rue.
Comment aurais-je pu savoir
dans le soir ordinaire, le quatuor à cordes
police de l’été, qu’une ensorceleuse
tombait amoureuse de mon mari?

Dans le soir ordonné, dans le jardin
magnifique une bière à la main
il ressemblait à un ange endormi dans une chaise longue,
un œil fermé.

Je demandai à mon amie l’épouse. N’as-tu même jamais
eu le moindre doute? Non, me dit-elle, comment aurais-je pu savoir
que ma vie était un rêve dont j’allais me réveiller?
Un rêve vert mousse, vert
paon, aigue-marine et délavé.

Il somnolait près du jet d’eau, la poitrine
aussi fraîche que la peau d’une poire, torse nu.

Je demandai, N’y a-t-il jamais eu le moindre signe? Elle essaya
de se souvenir mais il n’y avait
que ce début de soirée estivale
un camion de cochons passant devant la maison
pour éviter l’autoroute
passant dans la chaleur, couinant,
à la chair soyeuse couleur pêche
comme un camion d’enfants putréfiés.

Il s’étira et sirota sa bière. Le cordon
de son bermuda se dénoua.

On y retrouve bien sûr les thèmes qui lui sont classiques : la femme (et en particulier les violences faites aux femmes), mais aussi les relations homme-femme et femme-femme, la féminité, la mère et les relations mère-fille, le temps qui passe inéluctablement, la vieillesse (surtout du point de vue féminin…), la mort, l’Amérique, la violence, le surnaturel, le sexe, la sorcellerie, le quotidien de la vie, l’être follement aimé…

«ex-femme»

Ça y est, tu me manques,
Les premières années j’étais occupée
à défaire les cartons et à nommer les chauves-souris
(certaines chantent comme des sifflets-diapasons
certaines grincent des dents dans le grenier)

et il fallait tailler les haies
et il y avait les pêches au printemps
(je les mangeais vertes, toutes
et parfois j’en hurlais
tellement j’avais mal) mais à présent

les chauves-souris ne m’intéressent plus
et j’ai laissé les haies se consumer
comme des murs poussant sans contrainte. Cela me rend
nerveuse de regarder les pêches
se flétrir sur les arbres
comme les seins des vieux messieurs.

C’est dépouillé, direct, franc, vrai, sobre, «brut de décoffrage», métaphorique et parfois très cru! C’est toutefois une poésie simple, très moderne, qui n’exige aucun effort pour y entrer, écrite dans une langue familière. La traduction «mot pour mot», de Mme. Céline LEROY (qui a traduit plusieurs de ses romans) au plus près du texte original (trop peut-être?), y est certainement pour quelque chose.

Si j’ai un seul reproche à faire, c’est que c’est pratiquement toujours très (mais très) long! Aucun des poèmes de ce recueil ne fait moins d’une page. Certains en font carrément cinq! Et forcément, quand on arrive au bout, on a un peu oublié (surtout si on n’est pas trop concentré, ou bien que l’on perd le fil…) ce qu’il y avait au début du poème.

Mais, je dois dire que je finis séduit par la mystérieuse beauté de la poésie de Laura KASISCHKE, complètement sous le charme des images qu’elle nous propose…

«à qui de droit,»

Durant l’hiver je suis restée à l’intérieur
Et j’ai fait s’entrechoquer les tasses réduit en purée
les tomates et les ai mises en conserve jusqu’à ce que
la théière crie
et que le thé soit saumâtre
et sente la bile
et que l’arbre à chaussures fleurisse dans le placard Ensuite
j’ai envoyé un petit mot :

Je t’en prie je t’en prie épouse-moi
Les pâquerettes sur les stores sont couleur coquille d’œuf
et saignent et le porc
pue dans son assiette et l’amour m’a rendue
énorme et terrible
comme un lumineux champignon atomique au-dessus
du lac

Arrache-moi de cette maison
comme tu arracherais un enfant
de l’épave d’une voiture Les angles de cette maison
sont coupants comme des rasoirs
et ici, la collision de plusieurs morts

Je te promets je serai
abrutie et abattue de douleur -
le lit pour le sexe et la fourchette pour les aliments

Je t’en prie épouse-moi arrache-moi
de cette maison
où mon père prend ma langue
comme un amant où la photo de famille
pleure sur le mur
où j’ai dansé tout l’hiver
parmi les gravats maladroite
et inutile sur un tapis chiffons
devant la cuisinière qui bâille obscène
devant le sourire terrible du grille-pain

Je te promets je serai
une épouse candide rustique
et accueillante comme une ferme dans la neige