Le Clou
de Yue ran Zhang

critiqué par Myrco, le 19 février 2024
(village de l'Orne - 75 ans)


La note:  étoiles
Stigmates de la Révolution Culturelle chinoise sur les générations suivantes
"Le clou", quatrième roman de son auteure est paru en Chine en 2016. Roman ample, que je qualifierais de roman psychologique d'abord, il tranche avec la spécificité d'une certaine littérature chinoise telle qu'on a pu l'appréhender au travers d'un MO YAN ou d'un YAN Lianke par exemple, en ce sens qu'il rejoint plus une sensibilité occidentale: un aspect qui selon les attentes du lecteur pourra jouer ou non en sa faveur. A titre personnel, en tant qu'admiratrice de cette littérature chinoise évoquée précédemment, je regrette un peu cette tendance à l'uniformisation culturelle sans pour autant remettre en cause les qualités intrinsèques indéniables de l'ouvrage.

Le récit s'articule autour de trois générations: celle des grands parents bourreaux ou victimes des exactions commises pendant la période chaotique de la Révolution Culturelle (1966-1976), celle des enfants qui en auront subi des conséquences directes et enfin celle des petits enfants impactés souvent de manière plus rampante et devant supporter le poids des non-dits.
C'est surtout sur cette dernière génération un peu désorientée, assez désabusée, celle née au début des années 80, que se penche ZHANG Yueran ,elle-même née en 82 à l'instar des deux principaux protagonistes de son roman.
Ces derniers, lui CHENG Gong, elle LI Jiaqi à peine trentenaires, se retrouvent dix-huit ans après s'être quittés sur une amitié enfantine.
En de longs monologues qui se répondent en alternance, procédé un peu artificiel mais qui permet à l'auteure, avec une remarquable capacité d'analyse, de mieux fouiller l'intériorité de ses personnages, ils se racontent l'un à l'autre, poussés par le désir de mettre à jour les non-dits autour du lourd secret qui a empoisonné leur enfance et séparé leurs destins.
Ce secret lie leurs grands pères respectifs: LI Jhiseng (le grand père de Jiaqi) éminent chirurgien cardiologue, unanimement reconnu et honoré et dont elle n'a jamais voulu reconnaître la respectabilité, et CHENG Shouyi (le grand père de Gong) ancien directeur adjoint de l'hôpital où exerçait le précédent, transformé en légume suite à des sévices infligés pendant la Révolution Culturelle.
A l'image de ces poupées russes qui hantent le rêve récurrent de Jiaqi, la construction du roman subtile et parfaitement maîtrisée, nous distille peu à peu les éléments qui nous rapprochent de la vérité, éclairant peut-être moins les agissements de l'aïeul et de son complice supposé que les conséquences en cascade, souvent dévastatrices, engendrées sur les trajectoires et l'évolution psychologique de leurs descendants et collatéraux

Le personnage de la jeune femme, Jiaqi, enfant assoiffée d'un amour paternel qui lui est refusé, ne vivant plus tard que pour la quête de tout ce qui peut la relier à un père idéalisé, jusqu'à sacrifier sa propre vie amoureuse, donne lieu à des passages d'une grande sensibilité, voire parfois d'une intensité poignante. Celui de Gong, quoique moins attachant et même souvent détestable, lui aussi marqué par l'abandon de sa mère, victime d'une ostracisation en lien avec les évènements anciens, habité de tendances malsaines, fruits de sentiments d'insignifiance, de frustration, de vengeance inassouvie, fait aussi l'objet d'une analyse remarquable. Je retiens le concernant, le très joli épisode du talkie-walkie, à la fois insolite et touchant de naïveté.
SPOILER: au terme de leurs confidences, tous deux enfin libérés du poids du secret à l'origine de leur distanciation, chacun sera prêt à sortir du cocon dans lequel il se sera longtemps enfermé - ce cocon qui donne au livre son titre original -. elle, arrivée au terme de sa quête, lui, résolu à "dissiper cette énergie maléfique en (lui)".

Je ne peux conclure sans évoquer un autre aspect du roman, secondaire mais néanmoins très présent, à savoir la mise en lumière de quelques éléments saillants de l'histoire ou de l'évolution de la société chinoise de ces années là: l'envoi des intellectuels à la campagne à l'origine de la "mésalliance" des parents de Jiaqi, plus tard l'ouverture de la Chine à l'économie de marché, la prégnance de la hiérarchisation sociale entre manuels et intellectuels ...par exemple.

Juste une réserve sans quoi cette lecture eut été un coup de coeur: dommage que le récit s'essouffle vers la fin. De mon point de vue, l'auteure aurait pu faire l'économie de certains développements qui n'apportent guère plus au récit ( le sort des copains d'enfance de Gong, le destin de Grand Bin...).