Retour sur le XXème siècle
de Tony Judt

critiqué par Colen8, le 31 octobre 2019
( - 83 ans)


La note:  étoiles
Fragments du siècle passé
Abstraction faite du titre qui n’engage que lui Tony Judt exprime ici sa propre pensée en 2008 peu avant sa mort au travers de la compilation d’une grosse vingtaine de recensions et articles publiés entre 1994 et 2006. Les thèmes retenus sont largement imbriqués dit-il, alors que l’ensemble peut paraître manquer d’homogénéité. Malgré tout son érudition littéraire, philosophique, historique, géopolitique, la clarté de ses analyses, la sévérité de ses jugements parfois féroces sont impressionnantes. Et certaines de ses conclusions, par exemple sur la lutte contre le terrorisme apparaissent prémonitoires même si depuis lors le monde a beaucoup évolué.
De l’autobiographie de Louis Althusser, fier par-dessus tout de son enseignement du marxisme à l’élite de l’Ecole Normale Supérieure(1) il retient une médiocrité intellectuelle qui expliquerait la folie de ses dernières années. Pour autant il s’interroge sur le magnétisme qui a pu attirer des générations d’intellectuels et non des moindres vers le communisme, ce dont certains ne se sont affranchis que bien tardivement. Sans doute quelques-uns ont-ils naïvement basculé en opposition à la montée du fascisme dans l’entre-deux guerres, mais après les purges, les répressions en Hongrie, en Tchécoslovaquie ? Tout en reconnaissant à Hannah Arendt son intuition sur le totalitarisme il la qualifie de piètre philosophe et relève dans l’autobiographie du brillant historien britannique Eric Hobsbawm la langue de bois dans sa tentative de justifier les dégâts de la politique soviétique.
Aux Etats-Unis ce sont les intellectuels libéraux influents dont il dénonce en quelque sorte la faillite morale quand après le maccarthisme durant la guerre froide et même ensuite ils se sont rangés immanquablement derrière les décisions et les actions autant illégales qu’illégitimes un peu partout de leurs gouvernements successifs, qui ont fait naître un rejet anti-américain croissant dans une grande partie du monde. Taxé d’incompétence notamment en raison des conséquences calamiteuses survenues après les accords « bidons » de Paris de 1973 (le génocide perpétré par les Khmers Rouges au Cambodge, les boat people fuyant par centaines de milliers le régime communiste du Vietnam), le duo Nixon-Kissinger ne s’est pas moins auto-glorifié de sa réussite sans l’ombre d’hésitation. A l’inverse Kennedy a réussi à se sortir de la crise des missiles de Cuba (1962) sans vraiment connaître ni les limites ni la détermination de Khrouchtchev à cet égard.
A propos de la débandade française de 1940 dont l’étude d’Ernest May prend le contre-pied de « L’étrange défaite »(2) il est fait allusion à la position de dirigeants français qui comme en 1870 auraient opté pour le laissez-faire d’une occupation allemande de crainte de la menace révolutionnaire…
Quelques monographies sont consacrées à la Belgique en panne d’identité, à la Grande Bretagne sous Tony Blair qui n’a su que cueillir les fruits de la politique thatchérienne, puis s’est déshonoré en participant à la guerre d’Irak (2003), à la Roumanie le plus pauvre et le plus attardé des membres de l’Union Européenne, à Israël tournant le dos à son projet sioniste initial et au droit international après la guerre des Six Jours (1967) qualifiée de sombre victoire, à l’Union Européenne au moment du traité constitutionnel (2005) prête à grignoter les droits sociaux de ses ressortissants sous couvert de compétitivité dans l’économie mondialisée, et qui continue à faire rêver les millions d’immigrés du Proche-Orient et d’Afrique.
(1) Dont étudiant de troisième cycle à la fin des années 1960 Tony Judt a suivi les cours à Paris
(2) Titre du témoignage de Marc Bloch écrit en 1940, publié en 1946