Miroir du temps
de André Suarès

critiqué par Débézed, le 23 octobre 2019
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
En route ...
Si Stéphane Barsacq n’avait pas étable cet important recueil de textes, si Bartillat ne l’avait pas publié, je crois que de très nombreux lecteurs assidus et passionnés seraient, tout comme moi, passés totalement à côté de cet auteur qui connut cependant une réelle notoriété dans la première moitié du XX° siècle. Il n’a pas, comme ses plus ou moins contemporains, Proust, Gide, Claudel, Valéry, …, franchit le seuil de la notoriété et il serait, sans cet énorme travail de recensement et de compilation, probablement tombé, à plus ou moins long terme, dans les oubliettes de la littérature comme beaucoup d’autres hélas. Mais Suarès, avec cet ouvrage, est désormais bien présent dans les rayons des librairies et des bibliothèques, du moins je l’espère vivement.

Dans cette sorte d’anthologie, Stéphane Barsacq regroupe tout un ensemble de textes inédits ou seulement dans des livres ou revues peu accessibles : des préfaces, des publications dans des revues, des articles dans la presse littéraire, des billets, des homélies, des lettres adressées à ses amis ou à ceux dont il appréciait le talent. Pour le situer comme écrivain, je citerai ce propos de Gabriel Bounoure que la préfacier a introduit dans son texte. « Au moment où les symbolistes acceptaient la démission du vouloir vivre en s’adonnant à d’immobiles nostalgies, lui a voulu la grande action, la profusion et l’éclat, l’héritage des siècles amoureux et guerriers, les trésors de la passion et de l’art, le royaume de l’Homme renaissant, …, le triomphe de la personnalité accomplie, … ».

Sa culture était aussi vaste et variée que le champ artistique qu’il embrassait. Barsacq a regroupé les textes choisis en cinq grands chapitres inégaux : Littérature, Danse, Musique, Art, Mystique, qui montre bien toute la vastitude de son horizon culturel. Tous les chapitres n’occupent pas le même nombre de pages dans le recueil, la littérature, sa discipline personnelle, prend une place privilégiée suivie de la musique puis des autres arts ou de l’art vu dans globalité et enfin de la danse qui a trouvé un petit espace pour évoquer des grands danseurs et chorégraphes. Pour clore cette anthologie l’auteur a réservé une place pour la mystique qui n’est certes pas un art mais qui occupe souvent une place importante dans le monde de l’art et Suarès l’évoque souvent. Il nous faut suivant les conseils du maîtres - « Il ne faut pas me lire pour me suivre mais pour se mettre en route. » - mettre nos pas dans les siens sur la route des arts et des lettres.

Les textes sont classés par ordre chronologique des auteurs et artistes qu’ils évoquent. Pétrone et Suétone, dans des textes parallèles, introduisent le chapitre consacré à la littérature où figurent ensuite Voltaire, Goethe, Chateaubriand, Dostoïevski, Verlaine, Stevenson, etc…, jusqu’à André Malraux et Gilbert Lely. Bach et Beethoven précèdent Wagner, le musicien tant admiré de l’auteur et Debussy autre idole de Suarès. Le chapitre consacré à l’art accueille Léonard de Vinci, Véronèse, Cézanne, Bourdelle et d’autres peintres dont certains sont peu connus et qu’il était très intéressant de découvrir.

Suarès n’a pas eu que des amis, c’est lui qui le confie, mais il dit souvent beaucoup de bien des artistes qu’il évoque, les couvrant de louanges, mais il sait aussi verser le vitriole sur ceux qu’il n’apprécie pas ou qui lui sont franchement hostiles. Il ne reconnait qu’une contrainte : sa liberté. « Ma seule doctrine : je tiens pour l’individu contre l’automate et le robot, partout en dans tous les cas. La liberté est mon essence. Je préfère mourir libre à vivre esclave » (citation de Barsacq dans sa préface). Il n’accepte aucune concession mercantile. « Si on plait au public, tant pis. Nous en dépendons pour le succès, notre bonne ou mauvaise fortune ; nous n’en dépendons pas et ne voulons pas en dépendre en ce que nous sommes ». Son choix a toujours été guidé par le talent au détriment de la notoriété : « Entre les hommes que j’ai connus, j’ai toujours préféré aux plus célèbres ceux qui auraient mérité de l’être et qui ne l’étaient pas ».

Sa vision de l’art et de sa place dans l’univers, car l’art dépasse notre monde, a particulièrement retenu mon attention. Barsacq a placé une citation de François Chapon en exergue au chapitre traitant de la musique, qui expose bien la conception de l’art de Suarès : « La notion de l’art, plus réel que le prétendu réel, est au centre de l’œuvre suarésienne dès ses origines et ne variera jamais ». Mais l’art n’est pas que concrétude, plus loin, il revient sur la place prépondérante qu’il accorde à la métaphysique - « Une philosophie qui proscrit la métaphysique est une philosophie sans philosophie. » - qui conduit à la mystique qui semble le marquer profondément. « Être sans mystique n’est pas la marque d’une raison droite, mais d’un esprit borné et mécanique, privé d’antennes sur la vie ». Alors, je retiendrai le juste équilibre qu’il semble trouver entre la science et la métaphysique : « La philosophie manque autant à la science de mil huit cent quatre-vingts, que la science manque à la philosophie de saint Thomas d’Aquin ». Les marchands de technologie qui envahissent notre monde devraient s’inspirer des bonnes paroles de Suarès et réserver une place à la pensée et à l’art qui peuvent conduire le monde encore plus loin que leurs belles inventions.

Et malheureusement si on évoque l’écriture on peut comprendre qu’« A bien des égards, Suarès appartient à la légende, celle d’un âge d’or des lettres qui semble révolu, … ». Il appartenait à un monde où l’écriture était encore un art, un monde qui hélas a déjà disparu.