Un livre de martyrs américains
de Joyce Carol Oates

critiqué par Tanneguy, le 12 octobre 2019
(Paris - 85 ans)


La note:  étoiles
L'avortement aux USA
850 pages pour éclairer ce problème qui a embrasé les USA à la fin du XXème siècle et au début du XXième. L'auteur, féministe reconnue, a sûrement un avis tranché sur la question mais on nous affirme qu'elle ne prend jamais position. Qu'importe ! L'ouvrage est assez plaisant à lire et, surtout, on est tenu en haleine et on ne peut s'arrêter. C'est d'ailleurs une des caractéristiques de Joyce Carol Oates elle sait ménager le suspense avec efficacité et on ne peut le lui reprocher même si les longueurs paraissent parfois lassantes.

Le récit commence par un assassinat violent d'un "médecin avorteur" par un "militant pro-vie" un peu illuminé issu d'un milieu modeste. L'auteur s'intéressera successivement aux deux familles complètement bouleversées par ce drame et particulièrement aux enfants qui auront perdu un père dans des conditions dramatiques (l'assassin sera condamné à mort et exécuté par injection létale). Elle imagine des relations compliquées à l'intérieur des familles ; c'est parfois assez passionnant mais on se demande pourquoi certains sujets sont longuement développés alors qu'ils sont éloignés de l'intrigue principale. Que vient faire la longue (trop ?) digression sur la boxe féminine qui terminera ce long volume ?

Une lecture qui vous accompagnera avec intérêt pendant des insomnies récurrentes.
Guerre idéologique et morts réels 10 étoiles

Voilà longtemps que je voulais lire du Joyce Carol Oates… J’avais d’ailleurs « Un livre de martyrs américains » dans ma liste de livres à lire. Voilà, j’ai franchi le pas, et cela m’aura permis de terminer en beauté mon année de lecture 2024, car disons-le tout net, ce roman est très bon. Malgré ses 860 pages, on ne regrette pas d’avoir commencé à le lire, car il est si prenant que les pages défilent vite et on arrive à la fin en ayant la sensation de n’avoir pas perdu son temps et d’y avoir retiré beaucoup de plaisir à le lire.

Quels sont les « martyrs » du titre du livre ? Ce sont d’abord les victimes de la guerre idéologique entre ceux qui ont une vision religieuse de la vie et de la société, les pro-vie, et ceux qui en ont une vision laïque, les pro-choix. C’est de cette fracture qui parcourt de part en part la société américaine que nous raconte l’auteure, qui est elle-même américaine. Elle connaît donc bien son sujet. Et c’est le sujet de l’avortement qui cristallise le plus ce conflit idéologique. Sur ce terrain, nulle entente ne paraît possible entre les tenants de chacun des deux bords. Chaque camp a ses « martyrs » : le médecin libéral, qui, au nom du droit des femmes à disposer par elles-mêmes de leurs corps, pratique des avortements et qui est tué pour cela, et l’homme, pétri de convictions religieuses et convaincu d’avoir fait une action nécessaire et juste, a tué un médecin avorteur, au nom du droit à la vie des enfants à naître, et qui sera condamné à mort pour ce meurtre. Ainsi, chaque camp a ses martyrs, chaque camp est persuadé d’être dans le camp du bien et que c’est l’autre qui est dans celui du mal.

Les « martyrs », ce sont aussi les victimes collatérales de cette guerre idéologique qui débouche régulièrement par des morts réels, ce sont les familles, celles des assassins par conviction religieuse et des médecins tués pour leurs convictions progressistes. Cette partie du roman est très intéressante en soi. L’auteure s’attarde longuement sur les dégâts causés sur les mari et femme et enfants de chacun des deux hommes, dont l’assassinat de l’un par l’autre ouvre le roman. Et plus particulièrement sur les deux filles de chacun d’eux, qui ont le même âge. Elles vont grandir malgré tout, et arrivées à l’âge adulte, l’auteur les fait se rejoindre à la fin, pour nous servir une espèce de happy-end, qui symbolise la réunion des moitiés antagonistes de l’Amérique, happy end plus triste et désespéré que véritablement porteur d’espoir. Mais enfin, il faut bien essayer de ne pas terminer sur une note totalement pessimiste et cette fin voulue par l’auteure en vaut bien une autre. Si au niveau d’une société, une réconciliation ne serait pas possible, au niveau plus humain de deux personnes qu’a priori tout oppose, une réconciliation, ou au moins une entraide reste toujours possible.

Enfin, il y aurait aussi beaucoup à dire sur d’autres aspects du roman, la peine de mort notamment (la narration de l’exécution de l’assassin est saisissante) et d’une manière plus surprenante, la boxe féminine ! Beaucoup de pages dessus, qui sont très plaisantes et instructives à lire, mais qui peut-être font dévier le roman de son sujet principal, qui est le conflit de société entre laïques et religieux. Oui, beaucoup de choses à dire, le roman est très riche de sous-thèmes divers mais je ne vais pas tout recenser.

Je terminerai seulement sur le style de l’auteure. Sa narration des faits coule de source et tout se lit très facilement, sans nul besoin de théories savantes. Tout est aisément raconté et aisément compris, car Joyce Carol Oates a pris le parti d’un style simple, clair, accessible, voire scolaire et où pourtant tout est posé et pensé profondément. Cela m’a fait parfois penser au style de Stephen King pour sa façon de poser et de raconter simplement les faits d’une famille et les échanges qui ont lieu entre ses membres sans faire perdre de l’intensité au récit. Joyce Carol Oates réussit le même tour de force.

Cédelor - Paris - 53 ans - 31 décembre 2024


Dur ! 8 étoiles

Un travail colossal pour décrire cette lutte entre les "pro-vies" financés et dirigés par les nombreuses églises évangélistes, baptistes, presbytériennes et toutes celles qui s'en ramifient.
D'un côté, ceux qui estiment que la femme est maîtresse de son corps, de l'autre ceux qui sont persuadés que le cadeau que dieu leur fait ne leur appartient pas.
Ne nous voilons pas la face en se disant que seuls les ricains sont capables de telles extravagances.
Pour rappel en France, Simone Weil a dû se battre pour l'avortement, Badinter aussi pour la peine de mort... quant au mariage pour tous il a provoqué des manifestations énormes.
Le ciel n'est pas rose pour le changement.

Dans l'histoire ici contée, le 2 novembre 1999, le médecin gynécologue Gus Vorhees est abattu par le fanatique chrétien Luther Amos Dunphy devant le Centre des femmes de Muskegee Falls dans l'Ohio.
L'auteure nous fait vivre l'après des familles dévastées. C'est parfois long et le lecteur pourrait se demander où cette plume veut en venir ?
Mais tout est déjà dit... et la fin de ce très gros livre est parfaitement orchestré par une lueur d'espoir ?
Ou alors par une infinie tristesse !

Lecture difficile mais qui mérite qu'on s'y arrête !

Monocle - tournai - 64 ans - 26 mars 2023


Les deux visages de l'Amérique 9 étoiles

Il y a des rencontres qui paraissent impossibles, tant le fossé qui sépare les personnes est profond, creusé par des années de méfiance, d’hostilité et même de haine. Dans les pages finales de ce roman de Joyce Carol Oates, publié pour la première fois aux États-Unis en 2017 et venant de paraître, chez nous, en édition de poche, ce sont deux jeunes femmes qui ont de bonnes raisons de rester éloignées l’une de l’autre, tant les blessures dont elles ont été marquées sont encore vives. L’une a pour prénom Naomi et décide d’entreprendre la réalisation d’un documentaire, d’abord sur le parcours de son père, puis sur le milieu de la boxe féminine. L’autre, prénommée Dawn et ayant pour surnom rien moins que Le Marteau de Dieu, évolue précisément en tant que boxeuse. Entre les deux, ce qui les sépare à priori irrémédiablement, ce n’est rien moins que l’assassinat du père de Naomi, Gus Vorhees, par le père de Dawn, Luther Dunphy. Le contentieux est si important qu’il semble ne jamais pouvoir être surpassé. Néanmoins, chez Naomi en tout cas, à la répulsion éprouvée à l’encontre de celle qui est devenue boxeuse s’adjoint une étrange attirance. Et l’inconcevable peut survenir, nous laissant, nous lecteurs, aussi éberlués que si nous venions d’assister à un véritable match de boxe se résolvant de manière inattendue.
Pour en arriver là, il faut plus de 800 pages à Joyce Carol Oates, la très prolifique romancière américaine, qui signe là un de ses romans les plus vertigineux, pour décortiquer, comme elle sait si bien le faire, non seulement la société de son pays, mais le mal (ou les maux) qui la ronge au point de la faire basculer facilement (beaucoup trop facilement) dans des accès de haine et de violence. Dans le livre, ce sont deux événements qui en sont les apogées. D’une part, lorsque, le matin du 2 novembre 1999, Luther Dunphy, ayant préparé minutieusement son coup, abat froidement deux hommes devant un Centre d’accueil d’une petite ville de l’Ohio où sont pratiqués, entre autres, des avortements. L’un des deux hommes abattus se nomme Gus Vorhees et il est considéré comme un « médecin avorteur », donc coupable aux yeux des nombreux militants pro-life qui s’assemble tous les jours devant le Centre pour manifester leur opposition à ce qui s’y pratique. Tous sont des chrétiens (protestants, évangéliques, catholiques) fanatisés, incapables de percevoir la détresse des femmes qui veulent avorter. Pour Luther Dunphy, tuer Gus Vorhees se justifie au nom de la légitime défendre : les fœtus avortés n’ayant pas la possibilité de s’auto-protéger, il convient de le faire à leur place. Telle est la logique de celui qui se considère comme un « soldat de Dieu ».
Mais, d’autre part, Joyce Carol Oates propose une autre apogée de violence, tout à fait légale celle-là, du moins dans certains états des États-Unis : la peine de mort par injection létale. Et qu’importe que Gus Vorhees, l’homme assassiné, ait été un farouche adversaire d’un tel châtiment ! La romancière décrit, par le menu, les conditions de détention subies par Luther Dunphy, son procès, les nombreux reports de peine puis, en fin de compte, la procédure d’exécution. Luther a beau se soumettre, se considérant, quoi qu’il arrive, entre les mains de Dieu, sa mise à mort n’en revêt pas moins tous les aspects d’une scène de terreur. Le personnel médical refusant de participer à un tel acte, c’est un surveillant pénitentiaire incompétent, maladroit, qui doit se charger de la procédure. Luther ne meurt qu’au bout de deux heures et seize minutes de souffrances atroces !
Dans ce prodigieux roman, Joyce Carol Oates convoque, en quelque sorte, deux visages de l’Amérique : l’un, ultraconservateur et ultrareligieux ; l’autre, progressiste et plutôt laïc, voire athée. Mais la romancière se garde de simplement les opposer frontalement, de façon manichéenne. Son livre est bien plus subtil. En donnant la parole, tour à tour, à chacun des deux partis, celui des Vorhees, celui des Dunphy, elle en fait comprendre les motivations et les failles, d’un côté comme de l’autre, sans s’ériger ni en moraliste ni en juge. C’est à nous, lectrices, lecteurs, qu’il revient de tirer éventuellement des leçons de ces récits. Il ne suffit pas de condamner, il faut tenter de comprendre les motivations d’autrui, quel qu’il soit. Et surtout, il importe d’oser la rencontre, l’écoute et, si possible, la réconciliation.

Poet75 - Paris - 68 ans - 22 octobre 2020


On cherche tous une mama... 8 étoiles

A la suite des excellentes critiques précédentes, je confirme que ce livre est intéressant, instructif, intelligent et bien construit. L'auteure Joyce Carol Oates maîtrise son art, elle est un écrivain contemporain majeur. .

Au-delà du sujet de l'avortement aux USA, mon interrogation personnelle est celle-ci :

Pourquoi dans ce livre touffu, où les relations familiales sont explorées, ne trouve-t-on pas une seule mère maternelle ? Bien entendu qu'il existe quantité de mères non maternelles, mais dans ce livre elles sont toutes gravement 'abandonnantes', irresponsables et redoutables envers leurs enfants.

J'ai été gênée de cette constante chez toutes ces mères, qui ne me semble pas tout à fait crédible et réaliste, car trop systématique. Si il y a bien des mères aberrantes, elles ne peuvent pas l'être toutes..

De ce fait, je ne suis pas parvenue à être en empathie avec ces personnages (sauf peut-être Dawn, la boxeuse), malgré l'intérêt indéniable du livre. Je connais cette difficulté à chaque livre de cette auteure, curieusement, alors que je suis facilement en empathie en tant que lecteur.

Il y a quelque chose dans le 'coeur' de Joyce Carol Oates que j'identifie mal, à moins qu'il n'y manque quelque chose, au contraire. Son talent, lui, ne fait aucun doute.

Blue Cat - - 60 ans - 10 janvier 2020


Magistral et intelligent 10 étoiles

Ce gros roman a pour point de départ l'assassinat d'un médecin avorteur par un fanatique religieux qui se sent investi d'une mission de sauver les martyrs américains (les bébés avortés). Cet acte - détestable pour certains, héroïque pour les autres - va conditionner la vie des enfants et conjoints de chacun des protagonistes.

J'ai trouvé le récit passionnant, de bout en bout, impossible à lâcher. Et c'est un roman intelligent, qui éclaire sur de profondes divisions en Amérique entre les partisans du pro-vie et ceux du pro-choix. Chaque camp est persuadé d'avoir raison, sans qu'il y ait de dialogue possible. La réussite du roman c'est que l'auteur ne prend jamais parti, on voit le médecin avorteur et le religieux fanatique dans leurs contradictions, avec leurs faiblesses, chaque parti vit dans un monde distinct, chacun est engoncé dans ses certitudes et le dialogue est vraiment difficile.

L'auteur rend ses personnages extrêmement attachants, à travers leur faiblesse et leur humanité, il y a une grande empathie qui se forme. Elle nous emmène à travers l'Amérique, dans les coins reculés d'Ohio, du Michigan, à New-York, en passant par le monde de la boxe féminine, à travers tout les clivages qu'il y a dans ce pays. C'est vraiment un roman magistral que je ne suis pas près d'oublier. Il vaut bien cinq étoiles !

Saule - Bruxelles - 59 ans - 28 novembre 2019