Cigarettes, le dossier sans filtre
de Pierre Boisserie (Scénario), Stéphane Brangier (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 22 septembre 2019
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Une enquête féroce contre l’enfumage
Les auteurs montrent dans cette enquête passionnante comment le tabac est devenu une des industries les plus florissantes, mais surtout une mafia ultra-puissante basée aux USA, laquelle est parvenue à s’imposer dans le monde entier pour vendre en toute légalité un poison mortel, décimant chaque année rien qu’en France une ville de la taille de La Rochelle !

Les fumeurs préfèrent généralement hausser les épaules face aux arguments, ressassés à l’envi, contre leur sale petite habitude tenace. Et pourtant ils les connaissent tous, plus ou moins. Ils savent que les chances d’attraper un cancer en sont multipliées et que la cigarette comprend en outre quantité d’additifs dangereux. Mais allez comprendre pourquoi, pour les accros à la cibiche, l’acte de fumer semble demeurer, depuis plusieurs décennies, un des plus forts symboles de liberté individuelle pour tous et d’émancipation quand il s’agit de la gent féminine. Et malgré les messages faisant ressembler les paquets de clopes à des faire-part de décès, certains pensent toujours que le fait de remplir ses poumons de fumée et de goudron constitue le summum de la transgression, procurant peut-être ce grand frisson que l’on ressent quand on danse avec la mort… De vrais rebelles, les fumeurs, c’est sûr !

Cette BD-docu pourrait pourtant bien provoquer chez eux un vrai déclic… Pierre Boisserie nous livre ici une enquête captivante sur une industrie née avec la conquête de l’Amérique et qui a réellement pris son essor lors des deux guerres mondiales. S’appuyant sur un découpage narratif rigoureux et une documentation fournie, l’auteur analyse et démonte méticuleusement les mécanismes de propagande à l’œuvre dans l’expansion hors-norme de cette pratique mortifère. Il en profite pour démasquer « Big Tobacco », mafia de nababs sans scrupules qui ont fait main basse sur cet « eldorado » à caractère agricole, détourné de son usage originel, principalement thérapeutique. Car les premiers à le consommer furent évidemment les Indiens qui ne l’absorbaient que lors de cérémonies chamaniques… avec modération, contrairement à nos fumeurs modernes ! Mais c’est lorsque la cigarette fut inventée que le marché explosa véritablement, avec la catastrophe sanitaire qui s’ensuivit…

La présence de « Mr Nico », maître de cérémonie peu amène, évoque avec un humour particulièrement cynique l’industrie sous tous ses aspects, historique, économique, sociologique, scientifique, sanitaire et culturel. Et tout cynique soit-il, ce personnage, sous sa caricature à l’image des fat cats de l’US Tobacco, rend l’exposé très vivant tout en médusant le lecteur, à la fois incrédule et terrifié devant ce « Joker » sinistre, rendu seulement sympathique par le fait qu’il « balance » son propre camp… On appréciera aussi le trait assuré, agile et expressif de Stéphane Brangier, qui dynamise la narration de façon très pertinente, avec moult trouvailles faisant que jamais l’ennui ne s’installe.

Alors si les lecteurs non-fumeurs ne pourront que souscrire, les accros à la clope resteront-ils insensibles à cette diatribe implacable contre la petite tige tellement stylée dans les soirées, si ce n’est qu’elle fait le désespoir de nos bronches ? Le seul léger bémol peut-être à cet excellent documentaire est que l’enquête est centrée uniquement sur l’industrie américaine. Même si elle n’existe plus aujourd’hui, on aurait aimé connaître l’histoire de la SEITA française, avalée par le géant Imperial Tobacco... De même, un chapitre aurait pu être consacré à la cigarette électronique, dont on sait encore peu de choses, notamment si elle sert véritablement à arrêter de fumer ou si elle n’est pas juste une addiction destinée à en remplacer une autre… Quoi qu’il en soit, « Cigarettes, le dossier sans filtre » constitue une lecture providentielle pour les plus motivés à se désintoxiquer (oui, la nicotine est bien une drogue, et pas la moins addictive…), et pourra même provoquer un déclic chez les autres… « Cramer » son argent pour en faire don à cette richissime mafia qui ne dit pas son nom n’est pas l’acte le plus rebelle, tant s’en faut…