Un monstre et un chaos
de Hubert Haddad

critiqué par Faby de Caparica, le 21 décembre 2019
( - 62 ans)


La note:  étoiles
Histoire d'un ghetto
"Un monstre et un chaos" d'Hubert Haddad (352P)
Ed. Zulma

Bonjour les fous de lectures….
Etant assez preneuse des livres relatant l'histoire de l'Europe de l'Est, c'est avec confiance que j'ai entamé ce récit et voilà que je referme la dernière page avec un avis mitigé.
A travers les pas d'un jeune garçon, Hubert Habbad retrace l'histoire du ghetto de Lodz qui fut le premier construit en Pologne.
1939, le village du jeune Alter se retrouve complètement bombardé et sa famille complètement disséminée.
Orphelin, le jeune garçon va entreprendre une longue errance qui le mènera à Lodz.
Enregistré sous un faux nom à consonance moins juive, il va se fondre dans cette enclave dirigée par Chaïm Rumkowski qui espère sauver son peuple en transformant le ghetto en atelier travaillant au service du Reich.
Au centre du ghetto .. un atelier de marionnettes dirigé par Maître Azoï qui, envers et contre tout, ne renonce pas à propager la culture. en sourdine.
Alter va très vite devenir un manipulateur de marionnettes hors pair.
Mais l'occupant se montre de plus en plus nerveux.
Quel sera le destin d'Alter?
L'histoire de ce ghetto est très intéressante et rend bel hommage à la culture Yiddish.
Cependant, j'ai eu plus de mal avec le style d'Hubert Haddad.
Je n'ai pas trouvé l'écriture très fluide, cela rendant la lecture parfois poussive.. Mais il parait que c'est la marque de fabrique de l'auteur.
Malgré le style assez déroutant employé, ce livre est à recommander pour les passionnés de cette période de l'histoire.
Crépuscule d'une culture 9 étoiles

Dans l'abondante littérature des ghettos juifs sous la deuxième guerre mondiale, il semble que celle concernant celui de Lodz en Pologne, sujet dont s'empare l'auteur, ne soit pas en reste (1). Si "Un monstre et un chaos" présente un intérêt historique indéniable, en particulier pour qui comme moi aura découvert avec lui l'histoire singulière de ce ghetto, Haddad nous en offre, par la magie de son écriture et la richesse de son imaginaire, une vision très personnelle au travers d'une trame fictive un peu décalée introduite en contrepoids dans cette réalité tragique.

Côté purement historique, on trouvera ici en effet la relation factuelle de l'enchaînement des évènements depuis l'invasion de la Pologne en 39, la manière dont fut mis en place dès le printemps 40 le ghetto le plus important après celui de Varsovie, jusqu'à sa liquidation la plus tardive en août 44. Sont mis en scène des personnages réels de l'Histoire: Hans Biebow l'administrateur nazi, Henryk Ross le photographe, mais surtout Chaïm Rumkovski, l'une des deux figures centrales du roman, personnalité ambigüe et controversée, désignée par les nazis à la tête des autorités juives du ghetto. Rumkovski parvint à les convaincre de le transformer en un vaste complexe industriel performant destiné à alimenter la machine du Reich sur la base d'une main d'œuvre juive esclavagisée en échange d'une hypothétique survie. Croyait-il ainsi réellement gagner du temps et sauver au moins une partie de la communauté ( sur 200 000 juifs passés par là, seuls 5% survécurent) ou n'a-t-il fait que profiter d'un tel système pour tenter de se sauver lui-même, lui et ses acolytes, bénéficier d'un statut privilégié et se griser du pouvoir alloué en autocrate mégalomane, instaurant une sorte de culte autour de sa personne? Haddad nous en brosse le portrait caustique et sans concession d'un collaborateur complice de décisions abjectes, rappelant le discours authentique de 42. Il semble que de nos jours, pour certains historiens, ce personnage ambigu fasse l'objet d'une perception plus nuancée et moins radicalement à charge.
Cet aspect historique du roman est traité de manière froide, sans pathos, presque clinique, sans rentrer dans le détail du quotidien des victimes qui n'apparaissent qu'en arrière-plan: les faits, rien que les faits et la mécanique implacable de la machine d'extermination et cela n'en est que plus glaçant.

C'est dans la trame fictive déroulée dans ce contexte que l'œuvre prend toute sa dimension littéraire, une trame fictive qui débute d'ailleurs bien en amont de l'enfermement dans le ghetto et nous propulse au cœur d'un shtetl dont Haddad restitue avec talent l'atmosphère typique d'abord troublée par la montée des discriminations avant que ne s'y engouffrent la violence de la guerre et la barbarie nazie.
En créant le personnage de l'enfant Alter, orphelin traumatisé projeté dans un parcours d'errance avant de se retrouver prisonnier du ghetto, figure d'ange blond innocent, figure de liberté, silhouette insaisissable au propre comme au figuré, parvenue un temps à se soustraire au port de l'étoile, Haddad oppose à la noirceur et à l'oppression une figure sublime de lumière et de résistance dont l'évocation semblera parfois baigner dans une sorte de halo un peu fantasmagorique qui alimente sa charge symbolique.
En perte d'identité et de mémoire, privé de cette part de lui-même qui lui a été violemment arrachée, son frère jumeau Ariel (très belle approche de la gémellité), grâce à sa rencontre avec Maître Azoï le marionnettiste,Alter va devenir lui-même un artiste accompli, incarnation du pouvoir de l'art face à l'atroce réalité, jusqu'à faire revivre d'une certaine manière cette moitié perdue de lui-même comme une victoire sur l'adversité. Avec brio et malice, Haddad utilisera plus tard cette gémellité dans un ultime pied de nez à l'oppresseur.
Et il me semble que c'est bien là un des aspects essentiels sur lequel s'attarde le roman: comment face à l'horreur et à l'indignité imposées, ces êtres dépossédés de tout, qu'ils soient artistes créateurs ou spectateurs, ont voulu maintenir vivante leur culture, la culture yiddish, par une intense activité artistique officielle ou clandestine, forme d'échappatoire à leur souffrance, d'affirmation de leur humanité et ultime forme de résistance.

Dans une prose travaillée, toujours aussi belle et parfois un peu exigeante, mélange de réalisme et de poésie, parfois onirique, et que colorent de nombreux termes empruntés à la langue yiddish, Haddad, par le vecteur entre autres du théâtre de marionnettes , fait revivre nombre de figures populaires de la culture yiddish lui rendant à elle et à son peuple un vibrant hommage et accomplissant un devoir de mémoire.
" C'est bientôt la fin de notre histoire. On ne parlera plus yiddish à Lodz ni ailleurs" dit un personnage et encore " Qui d'autres que les poètes et les raconteurs d'histoires saura transmettre la mémoire de notre terre perdue? Eux seuls pourront restituer à nos enfants la haute mélancolie du shtetl".

Un mot sur le titre: inspiré d'un texte de Pascal, c'est bien à la nature sombre de l'homme qu'il renvoie, à cette "monstruosité chaotique qui couve au fond de chaque homme".

En cette rentrée littéraire de l'automne 2019, on aura trop peu parlé de ce beau roman qui n'a pas eu la faveur des prix, une fois de plus probablement gage de sa valeur littéraire!

(1)témoignages de victimes ou romans dont je ne citerai que "Les dépossédés" du suédois Steve Sem- Sandberg paru en France en 2011 (que je n'ai pas lu).

Myrco - village de l'Orne - 75 ans - 28 décembre 2019