Mon hôte s'appelait Mal Waldron
de Carino Bucciarelli

critiqué par Débézed, le 2 mai 2019
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Comme un set de free jazz
Avec ce texte, Carino Bucciarelli bouscule toutes les règles de l’écriture conventionnelle, son narrateur descend dans le roman pour rencontrer les personnages qu’il met en scène ou peut-être que ce sont les personnages qui s’incarnent pour rencontrer celui qui leur a donné une existence plus ou moins réelle, plus ou moins imaginée. Ainsi, le narrateur rencontre un pianiste de jazz décédé dont il veut écrire la vie, Malcom Waldron un pianiste noir qui a fini sa vie à Bruxelles. Il avait été frappé d’un AVC qui lui avait effacé totalement la mémoire, il avait dû réapprendre son jeu, sa musique, son style en écoutant ses propres enregistrements. Dans le roman, il s’interroge sur la véracité des enregistrements qu’on lui a fait écouter à longueur de journée. Dans la vraie vie c’était un disciple de Thelonious Monk. Dans la fiction, il pense qu’on lui a fait écouter son maître et que depuis son accident il l’imite. Carino Bucciarelli est un grand admirateur de ce pianiste à qui il veut rendre hommage dans ce texte. « Un musicien mort, somme toute il y a peu d’années, s’est invité dans mon livre. Il m’a accueilli dans un logement factice créé par de simples mots… ». Ce pianiste a joué avec les grands : Charles Mingus, Max Roach, …, il a accompagné Billie Holiday et Jeanne Lee mais l’auteur le considère un peu comme son musicien. « L’homme que vous écoutez n’est pas le plus connu des pianistes de jazz. Parfois, même des amateurs avertis n’en ont pas entendu parler. J’ai l’impression qu’il ne joue que pour moi, comme s’il était mon invité ».

Avant de raconter la vie du pianiste, l’auteur a écrit une brillante biographie d’Isaac Newton qui lui a apporté une certaine gloire. Une biographie dans laquelle il s’interroge sur l’écriture, l’utilité d’écrire, l’utilité de créer et si oui comment y parvenir, comment dessiner des personnages. Il discourt sur la vérité, notamment au sujet de la vie de Newton. Ces personnages l’obsèdent, Waldron tout autant que Newton quand il écrivait sa biographie.

Les biographies qu’il écrit le ramènent toujours à sa vie personnelle, la vie qu’il a eu avec ses deux femmes, celle qui l’a quitté quand il a adopté un enfant qu’il lui refusait avant et celle qui l’a quitté quand cet enfant est décédé. Pour certains personnages, il devient l’Autre, celui qui raconte leur vie, qui crée leur vie en jouant avec la vérité. « L’Autre ne laissait rien au hasard. Il avait détruit sa première femme en adoptant un enfant. Il l’avait détruite, elle, après la mort de l’enfant. La maison avait vu naître le savant auquel il avait consacré des mois de sa vie à le faire revivre sur papier.

Avec ces histoires qui se mêlent, s’emmêlent, finissent toujours par se recouper, Carino Bucciarelli crée un processus littéraire novateur. Chacun des épisodes qu’il raconte semble appartenir à une histoire nouvelle mais dans chacun d’eux un des personnages ramène toujours le lecteur au centre de l’intrigue parce qu’il connaît soit l’auteur, soit Newton, soit le pianiste, soit l’une des deux épouses. Ainsi d’allusions en fragments, l’histoire se construit : l’histoire du pianiste et l’histoire de son biographe qui n’arrive pas à stabiliser sa vie. Les protagonistes voyagent entre la fiction et la réalité de l’auteur ou la réalité factice du narrateur. Comme dans Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, ce livre comporte plusieurs mondes entre lesquels les personnages voyagent en se dédoublant, en se confondant, le narrateur devient l’interviewé, l’auteur interpelle le narrateur etc… Un bel exercice de gymnastique littéraire qui pose in fine l’éternel question de la vérité confrontée à l’apparence de la vérité et de la vérité dissoute dans les multiples versions proposées par les acteurs et les narrateurs de l’histoire.

En fermant le livre, je me suis dit que je devrais ressortir mes CD de jazz que j’ai un peu oublié et peut-être que j’y trouverais ma vérité à moi.