L'Étonnante aventure de la mission Barsac
de Jules Verne

critiqué par Fanou03, le 13 avril 2019
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
Le coeur des ténèbres
Le député Barsac, sous l'égide du Ministère des Colonies, dirige une commission extra-parlementaire qui doit mener un voyage d'étude depuis Conakry jusqu'au cœur de l'Afrique noire afin de déterminer s'il est possible de donner le droit de vote aux populations locales. Mais l'expédition va rencontrer des déboires inattendus: qui veut donc empêcher les députés et les savants de rejoindre les territoires du Niger les plus reculés ? S'y cacherait-il quelque secret inavouable ?

Il se cache, derrière ce titre assez peu vendeur il faut le dire, un cru vernien d’une grande qualité, car le récit est remarquable à plusieurs titres. J’ai tout d’abord beaucoup apprécié je dois dire l’écriture du roman, efficace, plutôt énergique, très moderne en somme. En outre, l’étonnante Aventure... brasse, pour le plus grand bonheur du lecteur, plusieurs genres. Le chapitre dédié au braquage de la Central Bank est ainsi tout à fait inattendu mais offre une ouverture virtuose (je soupçonnerait presque l’influence d’un Maurice Leblanc). Le thème du voyage géographique quant à lui tout à fait classique dans l’œuvre de Jules Verne, mais introduit sans coup férir tout la partie « anticipation » du roman, très inspirée du point de vue des innovations techniques (on y voir par exemple l’utilisation de drones !). Enfin, l’histoire familiale de la famille Buxton sert de liant à tout cela, avec beaucoup d’habileté, nourrissant le ressort dramatique et le deus ex machina final.

Si comme souvent Jules Verne nous peint aussi tout une brochette de personnages assez archétypaux, il faut reconnaître que le personnage de méchant, Harry Killer, dans sa mégalomanie, sa folie, sa misanthropie, vaut largement un Robur-le-Conquérant et s’avère un des points forts et marquants du roman. L’obscure cité de Blackland, tel le cœur des ténèbres, n’est pas sans rappeler d’autres villes des Voyages Extraordinaires, je pense en particulier à Stahlstadt des 500 millions de la Begum, mais ici le bien et le mal sont intimement liés, Jules Verne semblant nous rappeler que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

S’il est aussi un aspect de L’étonnante Aventure... qui mériterait d'être étudié en profondeur, c’est le rapport ambigu que l’œuvre cultive avec l’Afrique. A première vue ce rapport au continent noir reste extrêmement convenu, parfois dérangeant : le terme « nègre » est ainsi presque systématiquement utilisé, ainsi que le veut l’usage à l’époque ; la ville de Timbo est décrite comme aussi « malpropre que pauvre », où les enfants « cherchent leur nourriture dans le fumier ». Mais à cette condescendance traditionnelle répondent des éléments qui tendent à la moduler en montrant une curiosité pour la culture africaine : ainsi Agénor de Saint-Bérain et sa nièce décident-t-il, au lieu de faire appel à des interprètes pour leur expédition d’apprendre le bambara ! Surtout, bien sûr, le député Barsac milite pour accorder l’électorat, voire l’éligibilité aux gens de couleur, ce qui va être un des prétextes au récit et qui va lui donner son titre : ce n’est quand même pas rien, en 1919, même si il est vrai cette question politique se dissout rapidement dans les péripéties qui surviennent par la suite pour ne devenir qu’un élément très secondaire, voire disparaître complètement.

Dernier roman de Jules Verne à avoir été publié après sa mort, L’étonnante Aventure... (qu’on considère par ailleurs avoir été écrit en grande partie par son fils Michel) est une curiosité, se lit avec beaucoup de plaisir et clôt avec éclat la longue série des Voyages Extraordinaires.