Un démon de petite envergure
de Fiodor Sologoub

critiqué par Gregory mion, le 11 avril 2019
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Maupassant en Russie.
Parmi les auteurs russes classiques, Fiodor Sologoub figure encore à une modeste place, pourtant la lecture d’Un démon de petite envergure suffit à faire de ce romancier un digne héritier des grands maîtres. Le « démon » qu’il traque de sa plume alerte n’a pas l’amplitude des « démons » de Dostoïevski, non parce que le personnage de Sologoub serait littérairement moins réussi, mais parce que l’origine de son envoûtement a quelque chose de tout à fait mesquin et indigne de l’humanité, tandis que Dostoïevski proposait des âmes damnées par des idées qui pouvaient se permettre une certaine crânerie. De sorte que s’il y avait chez Dostoïevski la carrure d’une furie capable d’ériger quelque chose dans un esprit de destruction, il n’y a, chez Sologoub, qu’un esprit malin qui ravage aussi bien ses fréquentations que lui-même. Dans le fond, ce que nous expose Fiodor Sologoub, c’est une version russe du Bel-Ami de Maupassant, avec un élément supplémentaire de scandale et de nuisance. En effet, le Georges Duroy de Maupassant possède une duplicité qui parvient relativement à se maîtriser, tandis que le petit diable de Sologoub, le professeur Peredonov, s’avère explicitement ignoble avec ses semblables et n’a pour vocation que l’assouvissement de son ambition, en l’occurrence obtenir une place d’inspecteur de l’enseignement afin de se la couler douce et d’être révéré pour le vernis d’un titre d’État.

Que Peredonov soit professeur, et de surcroît professeur dans un collège de province, en dit long sur la médiocrité de cet arriviste qui a depuis longtemps renoncé à la mission de transmettre le savoir – si jamais il a été habité de cette noble députation un seul jour de sa vie. Il a tous les défauts du professeur, et même, devrait-on dire, du « petit professeur ». Bien évidemment, il se trompe sur lui-même, bercé de l’illusion de valoir plus qu’il ne vaut, et confondant par conséquent le métier du professorat avec les mérites inhérents aux véritables créations intellectuelles. Non seulement Peredonov n’est pas doté d’une intelligence brillante, mais, en plus, il est aveuglé par l’opinion qui cherche à justifier la supériorité naturelle de ceux qui professent sur quelque chaire que ce soit, inféodés à telle ou telle institution, alors même que les œuvres de génie, le plus souvent, se signalent par une solitude acharnée et un dégoût prononcé pour les honneurs. La critique de Sologoub touche ainsi subtilement à l’institution scolaire de son temps, voire de tous les temps et de toutes les contrées : la présence d’un parasite comme Peredonov dans la carrière enseignante montre le peu de sérieux dans le choix des recrutements, et le cas désespérément grotesque de cet intrigant n’est pas une exception comme on le voit au fil de notre avancée dans le roman, puisque tous les acteurs de l’éducation, où qu’ils se trouvent parmi cette chaîne de dilettantisme, ne paraissent pas mieux lotis que ce professeur problématique dont ils finiront par profiter des délires croissants pour atténuer leurs propres défaillances.

Aussi faut-il probablement émettre l’hypothèse que l’aspect démoniaque de Peredonov n’est que le reflet saillant de toute une société plus discrètement assujettie aux officines de la malveillance, et, en ce sens, peut-être plus nuisible encore que la figure de proue mise en scène par Sologoub. Certes Peredonov est l’axe principal des calamités qui traversent le livre d’outre en outre, mais il est assez nettement secondé par toute une ribambelle de personnages secondaires, eux aussi portés sur la chose diabolique (le maladif approvisionnement de l’égo), eux aussi, dans une large mesure, rongés par les envies fiévreuses, les ambitions dévastatrices et les fatales instrumentalisations d’autrui. On a donc l’impression que Peredonov n’est qu’un donneur de « la », un mentor tombé à pic, un genre d’exemple négatif à suivre, et les autres, qu’ils soient ceci ou cela, à peu près quelque chose ou presque rien, ont tous la même rage de marcher sur leurs voisins, leurs contemporains, de vaincre les vivants et les morts, dans le but opaque d’accéder à l’étrange volupté des nouveaux riches engourdis d’oisiveté. Voilà ce que serait le bonheur aux yeux de cette humanité perdue qui s’autorise parfois un argument d’autorité comme Pouchkine, alors qu’elle n’en a plus les épaules et le tempérament sacrificiel : la réussite à moindres frais et la pérennité d’une situation mal acquise. Dans un tel contexte de rancunes et de violences obliquement perpétrées, on a le pitoyable résumé de la dégénérescence d’une époque qui n’a plus la magnanimité de se battre à visage découvert, avec toujours les mêmes médiocres qui culminent, la même vermine qui croit faire sa loi, assisse sur des trônes en camelote. En d’autres termes, ce qui sauvera éventuellement Peredonov et ses épigones, ce qui les délivrera de leurs mystifications, c’est la déferlante d’une violence inouïe, l’avènement d’une race d’hommes fatigués de ces petits troupeaux hargneux et obscènes, un nouveau chapitre des invasions barbares, en somme, qui viendra derechef soulager la décadence d’une civilisation devenue pénible à force de durer misérablement. C’est d’ailleurs tout à fait ce qui attend la France de notre siècle, pour l’essentiel « occupée » par des Peredonov, des Georges Duroy et tant d’autres charlatans de la même farine.

Fiodor Sologoub, du reste, frappe les consciences encore lucides lorsqu’il énonce que le mensonge social triomphe nécessairement lorsque la vérité est devenue insoutenable. Cela signifie que l’imposture de l’ensemble de la population intégrée vaut mieux que la révélation apocalyptique de ce que sont les rouages du monde moderne, à savoir les parties soudées d’un démon invisible qui hante la planète dans son intégralité, comme la main invisible du marché brasse les peuples et les soumet à la tentation permanente de l’égoïsme et de la sordidité. Mieux vaut alors cacher la main industrieuse de la Bête et façonner une apparence bon enfant, ce que plusieurs imbéciles, désormais, appellent le « vivre-ensemble ». Il y a réellement de quoi devenir fou en pareilles circonstances, et d’une certaine façon Peredenov apparaît moins à l’instar d’un démon initiateur qu’à l’instar d’une victime assiégée par un diable métaphysiquement dilué dans les veines de la société, tout entière contaminée par un « sang noir » qui nous évoque les clairvoyants diagnostics d’un Louis Guilloux. Et la folie, justement, gagne les agissements et les réflexions de Peredonov au fur et à mesure qu’il progresse dans son entreprise de franchissement des obstacles, au fur et à mesure qu’il se rapproche (ou plutôt qu’il croit se rapprocher) de son Graal de pompeux carriériste. La philosophie sous-jacente de cet itinéraire ensorcelé nous apprend cela : que plus on désire gagner de l’argent en travaillant toujours moins, plus on se confronte à une diabolisation généralisée de nos actes et à une aliénation irréversible de notre raison, en conformité avec le degré de démence et de maléfice qui arrose l’âme des personnes qu’il nous faut connaître pour y arriver. Ce paradigme de l’individu condamné à pécher capitalement s’il veut réussir selon les critères antédiluviens de l’argent et de la respectabilité, prend, avec Sologoub, une formidable dimension approfondie qui nous éclaire sur la démesure des infamies présentes autour de nous. On l’a déjà suggéré tantôt : son Peredonov s’est radicalement redistribué parmi nous, il a fait des petits qui ont fait des petits, il a engendré des Eichmann qui eux-mêmes ont engendré de nombreux rejetons qui sont en train d’asphyxier définitivement les derniers espaces de libre respiration.

Ce qu’il faut souhaiter, c’est non pas que les Peredonov de notre monde finissent par sombrer dans une folie meurtrière, car c’est la destination inévitable de tous ces putassiers esbroufeurs, mais se concerter pour éviter qu’ils ne poursuivent leurs destructions directes ou indirectes. Le soleil de justice de Malachie doit l’emporter sur les ténèbres, il doit se lever impérativement, afin de conjurer la maussaderie phénoménale décrite par Sologoub, tant dans les manières de Peredonov que dans les manifestations de la météo, comme si le temps lui-même s’était réglé sur les législations diaboliques des hommes massivement corrompus. Et outre cela, outre cette lecture engagée d’Un démon de petite envergure, on peut se contenter de profiter de ce livre pour sa construction tonique, son rire infernal, son art du complot et sa propension à nous familiariser avec un homme dont la paranoïa grandissante nous abreuve de séquences romanesques puissantes en imagination. Parmi elles, on retiendra la créature de plus en plus récurrente qui tourmente ce candidat à la camisole de force, ainsi que ses visions d’un mouton espion, rééduquées dans les traits moutonniers de Volodine, l’un de ses « faux amis » qui paiera le prix d’avoir continué à fréquenter Peredonov par intérêt. Cela dit, quand un médiocre meurt sous les coups d’un autre médiocre, on ne doit pas s’en plaindre, et l’on doit même les encourager à s’entre-tuer.