Rêverie de gauche
de Régis Debray

critiqué par Cyclo, le 13 mars 2019
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
la gauche en capilotade
"Les urnes sont des boîtes à double fond, électoral et funéraire : elles recueillent, avec un léger décalage, nos rêves et nos cendres". Ainsi débute ce bref essai de Régis Debray écrit à chaud pendant la période de la campagne présidentielle de 2012 qui vit gagner Hollande et la "gauche". Mais cette dernière existait-elle encore, après tant d'expérience de pouvoir ? Qu'est-ce, d'ailleurs, qu'être ou se croire "de gauche" ?

L'auteur fait un bilan de ce qu'a coûté à la gauche l'exercice du pouvoir. Il fustige l'économisme qui a pris le pas sur le politique et ces experts qui pérorent, "augures [les économistes] à la myopie proverbiale, qui expliquent tout et ne prévoient rien, toujours surpris par l’événement – mécaniciens d’une machine dont la plupart sont des rouages bien intégrés et grassement rémunérés –, et que nos déférentes radios et télés consultent chaque matin comme des haruspices, [et qui] ne peuvent eux-mêmes, en petit comité, se regarder sans rire". Il dénonce aussi la faillite du système éducatif, imputable en partie à la gauche : "on n’apprend pas mieux les mathématiques parce qu’on a cessé d’apprendre la grammaire. Saisis de honte à l’idée d’être des héritiers (comme si ce n’était pas cela qui nous faisait homme), nous avons entériné la disparition des humanités, des classiques, des chronologies et de l’histoire elle-même". Il remarque que la civilisation du livre "nous dit au revoir – y compris dans nos universités où l’évaluation des chercheurs classe un article, si possible collectif et publié en langue anglaise, bien au-dessus d’un livre original et personnel". Il écorche un peu l'Europe : "Certes, il n’y a pas encore, que je sache, de peuple européen, et jamais une monnaie n’a fait un peuple (c’est l’inverse)". Il brocarde le retour au nationalisme : "Et le chauvin, qui est au patriote ce que la grimace est au sourire, fait retour dans les urnes comme dans les stades". Il signale l'affaiblissement du langage des hommes politiques : "Quel délestage sur un demi-siècle ! Giraudoux utilisait trente-deux mille mots, notre journal de référence [Le Monde], cinq mille à peu près, un candidat à la présidence mille, et et Sarkozy, au naturel, deux-cent cinquante – l’idiome show-bizz" et leurs formules à l'emporte-pièces : "On ne sache pas, au vu des deux cents dernières années, qu’un "casse-toi pauv’ con" sur le pavois ait jamais fait travailler moins ou gagner plus ceux qui n’ont que le certificat". Il déplore l'abus du terme "culturel", cache-sexe de "ce qui reste quand on a oublié notre culture". Et surtout de voir tout réduit au quantitatif : "Chaque époque, il est vrai, a son adverbe fétiche. La nôtre a jeté aux orties le pourquoi et le comment, et n’en admet plus qu’un, hors duquel point de salut : combien ?" Il s'insurge contre l'abandon des postures traditionnellement, à gauche, anticolonialistes et partisanes du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes : "L’instinct de résistance des humiliés et des envahis, par exemple, fait partie de ces réflexes auxquels les croisés du droit international pensent peu mais qui ne passent pas". Et enfin, l'abus (que dirait-il aujourd'hui avec les tweets ?) de la technologie de communication ; "Quand les lointains s’évaporent et que le fil AFP fait miauler votre portable toutes les cinq minutes, la communication est à la fête et la transmission en deuil. La solidarité des âges aussi".

Il demeure "qu’on n’est pas de gauche sans prendre sur soi et refouler quelques (bas) instincts, tout ceci supposant un peu de sublimation et quelque discipline" mais ces termes, sublimation et discipline ne sont-ils pas devenus des mots d’emploi déconseillé ?

Une pensée ferme et dense qui vaut encore pour aujourd'hui et qui préfigurait en 2012 la capilotade de la gauche française...