La pipe d'Oppen : Essais, discours, préfaces
de Paul Auster

critiqué par Gregory mion, le 20 août 2018
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Les amitiés astrales.
Avec ce très beau recueil de textes qui évoquent plusieurs figures emblématiques de la littérature, Paul Auster approfondit le firmament de ses influences ainsi que sa conception de l’écriture (prendre un stylo, noircir des pages et des pages au quotidien, avoir le plaisir de sentir les mots qui s’extériorisent du corps et commencent à fonder une histoire originale). Le titre de ce recueil justifie le texte d’ouverture consacré au poète George Oppen, dont Paul Auster cite opportunément plusieurs trombes poétiques, rappelant au passage l’amitié qu’il partagea en compagnie de cette voix encore trop méconnue du public français. Cette amitié n’est cependant pas aussi forte que celle que Paul Auster a connue avec le poète français Jacques Dupin. Ce dernier a été le cicérone du jeune Auster lorsqu’il est arrivé à Paris au début des années 1970 – cette rencontre physique initia plus de quarante ans de renouvellements dans l’art d’être un ami. Jacques Dupin, sous la plume sensible de Paul Auster, se découvre à la fois en titan de générosité et en discret rhapsode de la poésie française, proche des créateurs qui firent en leur temps la gloire de la France et continuent de la faire, d’ailleurs, compte tenu de la croissante pauvreté de notre littérature contemporaine. Les souvenirs de Paul Auster à propos de Jacques Dupin fonctionnent du reste en écho avec ses souvenirs tout aussi vifs d’André du Bouchet. Une autre amitié de l’auteur de la Trilogie New-Yorkaise vaut en outre son pesant de spiritualité : celle d’Alain Robbe-Grillet, que nous prenons plaisir à reconnaître pour ce qu’il était vraiment (un homme possédé de simplicité et de littérature). Cette chaîne d’influences, tendue entre l’Amérique et l’Europe (Paul Auster étant un éminent traducteur du français), est magnifiquement caractérisée par les extraits d’une conférence sur Edgar Allan Poe, que Paul Auster a donnée au début des années 1980. Il fait de Poe un intermédiaire mystique reliant les États-Unis et la France – Baudelaire et alliés obligeant. Il fait aussi de Poe un auteur fondamentalement américain, rendant à César ce qui appartient à César.

Mais s’il fallait absolument se prononcer sur un texte qui se détache dans cette collection précieuse de remarques et d’intuitions, nous n’hésiterions pas à fonder notre préférence pour les pages consacrées à Nathaniel Hawthorne. Paul Auster choisit de nous parler d’un Hawthorne inhabituel pour le lecteur classique : l’écrivain au milieu des réalités prosaïques de la vie de famille. C’est un plaisir immense de suivre les journées du père de famille qui se lamente par exemple d’un jeune fils hyperactif, mais qui, dans le fond, ne perd aucune tendresse pour son enfant. Et le plaisir s’amplifie lorsque surgit, au milieu de cette vie domestique, la présence du trentenaire Herman Melville, qui modifiera sa célèbre histoire de la baleine, alors en cours d’écriture, en suivant les suggestions avisées d’Hawthorne, afin de hisser ce qui n’aurait été qu’un banal roman d’aventures dans le ciel envié des romans inquiétés de métaphysique et d’infini.

D’une certaine façon, tous les textes de cet ouvrage sont investis par l’élan de l’amitié. Ils eussent été considérés avec bonheur par Montaigne, qui en connaissait long sur l’amitié, mais ils eussent encore ravi Aristote, qui conceptualisa l’amitié en d’ingénieuses vues dans son Éthique à Nicomaque. Et bien évidemment, l’amitié la plus vive est encore celle qui serre la main de la littérature, parce que c’est elle qui rapproche décisivement les romanciers, de même qu’elle rapproche deux inconnus chaque fois qu’un livre est lu (l’auteur et le lecteur, étrange réciprocité à laquelle tient beaucoup Paul Auster). Pour finir, on ne manquera pas de signaler que Michael Wood, qui s’entretient avec Paul Auster pour The Paris Review, mentionne l’admiration particulière de son hôte pour l’un de ses amis, en l’occurrence un acteur prolifique des lettres américaines qui est un véritable géant : Don DeLillo. Comme nous, ceux qui estiment légitime de faire de Paul Auster et de Don DeLillo deux des plus grands romanciers vivants des États-Unis, ceux-là, donc, savent que le premier à dédié son Léviathan au second, et que le second a dédié son Cosmopolis au premier (c’est du reste l’anecdote relevée par Michael Wood).

Post-scriptum : Paul Auster est tout aussi excellent dans le roman que dans les textes théoriques, et nous attendons avec impatience son prochain travail de non-fiction qui s’intéressera à l’œuvre injustement minorée de Stephen Crane (1871-1900), mort la même année que Nietzsche.