Après la nuit après
de Thierry Radière

critiqué par Débézed, le 17 juillet 2018
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Comme dans un rêve
En ce milieu d’année 2018, après un recueil de nouvelles chez Jacques Flament et un premier roman chez Tarmac, Thierry Radière manifeste une belle activité éditoriale en publiant un recueil de textes courts (de la poésie en prose) dans la très belle collection Surya des Editions Alcyone. Il étale ainsi trois facettes de son talent d’écrivain polyvalent.

Ce recueil se compose de textes très courts affranchis de toute ponctuation, écrit dans une langue très poétique nourrie d’un vocabulaire très contemporain. Pour que le lecteur comprenne bien son projet, Thierry Radière propose en quatrième de couverture une explication empruntée à Cocteau : « Si les rêves sont la littérature du sommeil, ils deviennent vite, au contact de la lumière du jour, des poèmes avides de raconter des histoires. Après la nuit après est une invitation à un voyage intérieur en apnée ». L’auteur invite donc le lecteur à le suivre dans son voyage intérieur à la rencontre de ses rêves, de ses souvenirs et toutes les images qui sont restées ancrées à jamais dans sa mémoire. Le lecteur pourra lui aussi entreprendre un voyage personnel dans son propre passé à la recherche des souvenirs qui ont contribué à la construction de sa personnalité. Des images qui figent à jamais le temps dans la mémoire.

« Rien n’a bougé que la lumière des réverbères nettement orange au-dessus des poubelles encore là peut-être vidées et la route glissante si nette et lisse faisant croire à un calme tiré par les cheveux parce qu’il faut bien se persuader d’illusions et voir au-delà du réel la vapeur et le large ne former qu’un. »

Thierry met des mots sur des images venues du fonds de son sommeil, de ses songes, des mots qui s’enchaînent comme les rêves, comme les associations d’idées, sans suivre une quelconque logique mais plutôt un chemin sinueux au fur et à mesure que les images surgissent du fonds du subconscient du rêveur ou de la mémoire de l’auteur. Une image en appelle une autre sans logique apparente, un mot en inspire un autre juste parce qu’il participe au même souvenir ou au même ensemble de souvenirs.

« Avec leurs mots d’un autre langage les meubles se lèvent le froid revient la cire jaunit et la casserole est dans le vide reste plus qu’à s’installer et à comprendre pourquoi tout ce remue-ménage… »

Thierry exploite les images blotties au fond de sa mémoire depuis longtemps, les images du temps qu’il a passé chez sa mamie, les images de ses voyages, les images de ses jeux d’enfants, les souvenirs de ses camarades de cette époque de l’innocence et de la fraîcheur de vivre.

« Au temps des pommiers près de la grange où le cidre avait un goût de guêpes les gosiers des hommes ne piquaient pas ils gonflaient de plus en plus le soleil fort dans la peau la rougeur de la soif dans les dards du bonheur. »

Mais même dans les temps les plus iréniques, il y a des épisodes un peu plus douloureux et la mémoire les a solidement attachés.

« Des hoquets repartent qu’on croyait morts et des vomis sans aucune permission nous n’y pouvons rien l’enfance ne disparait pas comme ça avec l’âge… »

Ce recueil de poésie en prose est un recueil de poésie contemporaine d’une composition originale. Dans ce texte, l’auteur évoque ses souvenirs avec des mots qui s’enchaînent comme les images de ses rêves sans ponctuation, comme une suite d’événements, d’impressions et de sensations qui se relient les unes aux autres par association d’idées. C’est plus que la littérature, c’est de l’évocation sensuelle, de l’exhumation mémorielle, de l’histoire intime…

« Avec un sentiment d’avoir raté une grosse partie du film on prend le train en cours les sacs posés sur les genoux des senteurs au-dessus du nez on n’a plus qu’à imaginer… »
La lessive après le grand sommeil 8 étoiles


Dans ses Manifestes du surréalisme, si Breton donne un mode d’emploi pour « capter les forces que recèlent les profondeurs de notre esprit » afin de « résoudre les questions fondamentales de la vie », il ne précise pas le moment idéal pour pratiquer l’écriture surréaliste. Après le réveil, entre sommeil et veille, suggère ce nouveau recueil singulier de Thierry Radière composé de 65 phrases-textes.

" tout ce remue-ménage de la première heure s’impose autour des corps endormis comme dans un film muet "

L’état hypnopompique, apprend-on par ailleurs à ce sujet, est un état de conscience qui se produit au moment du réveil. L’opposé, plus connu, étant l’état hypnagogigque qui se produit à l’endormissement.

" Les ombres arrivent à leur terme et c’est toujours très lent de sentir leur disparition "

Ces poèmes hypnopompiques, comme on pourrait donc les qualifier, peuvent traduire cet état de réveil encore indexé au rêve nocturne et qui tente de se connecter au monde réel. Persistance du rêve dans le jour naissant, mêlé aux premiers faits du jour.

" Apprendre à fermer les yeux en restant le plus vivant du monde "

C’est moins ici l’inconscient, avec son fond trouble et indiscernable, qui est visé que les pensées préconscientes, non encore sous l’emprise du réel.

" Les rêves sont des souvenirs d’une autre vie que l’on bricole à la lumière à peine ouverte "

On est dans un lieu temporel de l’entre-deux, là où on ne sait pas encore "par quel bout prendre le jour", là où les messages qui filtrent encore d’un fond de sommeil, les bribes de rêve dont on se souvient se mêlent aux réminiscences de même qu’aux appréhensions face aux obligations auxquelles nous contraint toute vie socialisée.

" C’est cet instant-là entre deux nuit où le jour est court "

Ce temps intermédiaire, sas entre la nuit et le rêve, appelait un lieu littéraire de l’entre-deux qui marque la faille, l’espace frontalier : cette phrase qui court sur plusieurs lignes et qui s’apparente à un paragraphe.

La phrase peut se lire ici comme un consensus entre le poème (en vers, domaine de la nuit) et le texte narratif (en prose, domaine du jour). C’est un peu, comme le suggère Radière hors-texte, le lieu où le poème est "avide de raconter une histoire". Mais le poétique retient le fictionnel et le factuel de s’élaborer en récit; récit qui, à son tour, génère du poétique… "L’après la nuit après" du titre peut aussi indiquer que la chronologie a été suspendue, qu’on se trouve dans un espace atemporel où la ligne du temps arrêtée orchestre tous les instants donnés. Le rêve nocturne possède un fil narratif, certes, décousu ou invraisemblable ; le rêve ou songe éveillé, non.

C’est comme si le travail du rêve avait évacué la mémoire à court terme, celle du jour d’avant, pour laisser place à celle à long terme qui pousse jusqu’à l’enfance voire installe une manière de mémoire collective, de souvenir collectif.

Ainsi, chaque phrase peut se lire comme un texte oscillant entre poème et récit muni d’une charge poétique inversement proportionnelle à sa raison narrative. Et en cela unique, produisant des courts-circuits littéraires vifs, riches en visions inédites par l’éloignement sémantique des termes qu’elle met en rapport en mariant le prosaïque et la grâce, l’anecdotique et l’universel.

La phrase polyphonique fait entendre plusieurs voix, plusieurs thèmes, plusieurs fils narratifs ou sémantiques, récurrents d’une phrase à l’autre un peu à la façon d’une tresse. "Texte, tissu, tresse, c’est la même chose", écrit Barthes.

Des thèmes qui empruntent au voyage en voiture, au déplacement à vélo, au repas, à la nage, au monde de l’enfance, à mi-chemin de la douleur, de la mélancolie et de la paix intérieure.

"La nuit passée en apnée, le prisonnier des visions le sursitaire du quotidien fait sa lessive après le grand sommeil, le lavage des nerfs…"

Une phrase, un matin.

À la fin de chaque phrase-poème, le jour est là qui nous attend, forcément dur ("C’est ce qui fait durcir l’existence à la rendre jour après jour prête à se cogner en évitant les bleus"), au tournant de la vie journalière.

" La journée sera semblable à celles déjà passées où les liens entre les sens ont permis aux passerelles de s’allonger "

Avant l’épreuve du jour, il faut faire provision de soi, puiser au plus profond de quoi affronter la vie diurne, avec son besoin de logique excessive qui, sans le contrepoids des mots sortis de la nuit, serait insupportable pour l’âme poétique. Il faut écrire comme on rêve pour composer avec les forces du réel.

Cette phrase radierienne vient qui plus est aujourd’hui au confluent de plusieurs lignes d’écriture que pratique l’auteur, allant de l’autofiction à la poésie en passant par la nouvelle ou l’essai.

"Un soir, à moitié endormi", écrit Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, il est comme assailli par "des langages qui entrent dans son écoute (musiques, conversations, bruits de chaises etc.)" auquel répond une « parole intérieure » : "en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules et aucune phrase ne se formait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là." Pour lui, c’est "une non-phrase, qui aurait été à la place de la phrase" dont il précise ensuite que, toujours, elle est "hiérarchique", impliquant "des sujétions et subordinations. De là, son achèvement"…

Ce que fait Radière ici avec sensiblement le même matériau et placé dans des conditions proches, c’est produire une phrase mais non hiérarchisée, pour ainsi dire anarchique, dont les éléments de sujétion (les signes de ponctuation et les verbes dominants) seraient éliminés de façon à ce que fragments de souvenirs, bribes de rêve, esquisse de faits, embryons de pensée, inflexions poétiques… jouent à plein et à égalité à l’intérieur de la phrase, autorisant toute les mises en relation, toutes les visions possibles.

Après cette mise en bouche, il ne reste plus qu’à goûter ces poèmes, à les lire et relire, selon son humeur et "chacun à son rythme", comme le préconise l’auteur, pour en tirer toutes les saveurs comme au commencement d’un jour…

EXTRAIT 1

Les gouttières ne retiennent plus l’eau du toit : elle coule coule et ruisselle jusque dans la cave pendant que le café en train de passer est un rêve au mauvais temps n’attendant qu’une seule chose fumer dans le matin les bols ouverts en toute liberté tombe la pluie tombe déborde de lait la vie se noie dans des images ou les étages se font et se défont au gré des crues à prévoir au ciel à trouer des réservoirs à remplir à piper les voitures pleines d’essence jusque dans les voitures pleines d’essence jusque dans la bouche et avoir une maison à retenir pour soi.

EXTRAIT 2

Au temps des pommiers près de la grange où le cidre avait un goût de guêpes les gosiers des hommes ne piquaient pas ils gonflaient de plus en plus le soleil fort dans la peau la rougeur de la soif les dards du bonheur.

EXTRAIT 3

Une brindille flotte isolée que les enfants regardent dans la mare elle avance ils voudraient poser leurs doigts qu’elle aille où ils n’iront jamais la tête hors de l’eau et les idées pas aussi légères le vent dans les cheveux que le flottement du bois n’a pas.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 6 mars 2019