Noir et blanc
de Junichirô Tanizaki

critiqué par Débézed, le 2 mai 2018
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Crime parfait
Ce roman de Tanizaki, publié au Japon en 1928, n’avait jamais été traduit en France avant que les Editions Philippe Picquier éditent la présente version en ce début de mai. Ce roman raconte l’histoire d’un écrivain certainement talentueux mais très peu assidu à son travail, il préfère rechercher la compagnie des jolies femmes, notamment les courtisanes qui ne s’attachent pas à leurs clients, et dépenser son argent sans compter en achetant des gadgets sans intérêt ou des objets dont il n’a nul besoin ou qu’il possède déjà en plusieurs exemplaires. Il a livré les derniers feuillets de son dernier roman quand, un matin au réveil, une pensée traverse son esprit, dans les dernières pages de son roman il a écrit le véritable nom de la victime, celui du gars dont il s’est inspiré pour décrire la personne assassinée, et non pas le nom qu’il avait inventé pour la dénommer dans son histoire.

Le roman de Mizuno, l’auteur flemmard, c’est « l’histoire d’un homme obnubilé par la question de savoir s’il était possible de commettre un meurtre, …, sans laisser aucune trace ». Pour cela, il faut sélectionner une victime avec laquelle le meurtrier n’aurait aucun lien, une victime choisie tout à fait au hasard et la tuer sans aucun mobile. Pour démontrer sa théorie, Mizuno se met en scène comme meurtrier et choisit comme victime une personne qu’il connait peu, une personne sans aucun relief, banale, un type qui « sent la vieille godasse ». Comme il a laissé son nom dans les derniers passages du livre, la personne prise pour modèle pourrait se reconnaître et chercher à se venger. Pire, elle pourrait être assassinée dans les conditions décrites par son roman, la police pourrait alors très rapidement faire la relation entre la victime, le roman et son auteur.

Le romancier comprend vite qu’il lui faut très rapidement se construire un alibi au cas où il arriverait malheur à son modèle, il décide de trouver une courtisane qu’il pourrait visiter certains jours, notamment celui où il a prévu d’assassiner sa victime. Il en rencontre une qui accepte cette relation épisodique. Se croyant à l’abri d’une accusation injuste, il s’adonne aux plaisirs de la chair avec sa belle dont il ne connait même pas le nom. Elle vient le chercher à la gare, loue une voiture avec chauffeur et se fait conduire dans un appartement situé dans un quartier perdu qu’il ne connait pas du tout et ne reconnaitra jamais. Et le malheur finit par arriver, le modèle est assassiné le jour prévu dans le roman et l’écrivain doit produire un alibi crédible … Commence alors une histoire incroyable dans laquelle l’auteur se prend les pieds jusqu’au dénouement que personne n’avait prévu.

Cette histoire s’écrit aussi bien dans le roman de Mizuno que dans sa vie réelle, il pourrait-être le criminel qui aurait raconter son crime avant de passer à l’acte, comme la victime pourrait-être le modèle choisi par l’auteur parce qu’il ressemble à celui décrit dans le roman. Tanizaki réussi ainsi le tour de force de mêler les personnages du roman de l’auteur qu’il a créé avec ceux de son propre roman. Les héros passent ainsi d’un texte à l’autre manipulés par des lecteurs peu scrupuleux. L’intrigue échappe aux héros tombant dans les mains de personnages qui ont lu le texte de Mizuno et pourraient en tirer certains profits.

Dans ce texte, Tanizaki dévoile sa grande culture occidentale, il cite de nombreuses références littéraires, culturelles, artistiques et même sociales issues des mondes anglophone, germanophone et francophone. Son héroïne principale a même séjourné en Allemagne et elle utilise parfois la langue germanique pour s’adresser à son client. Ça change des anglicismes abscons qui encombrent désormais de très nombreux textes. Son écriture n’est plus à vanter, ses textes sont d’une grande finesse, Dans ce roman noir, son intrigue est construite avec beaucoup d’habileté, le suspense est haletant et le dénouement est des plus inattendus. La passion pour les femmes qui possède son héros pourrait évoquer Kawabata mais la créature de Tanizaki n’a pas la délicatesse de ce grand auteur, c’est un envieux, égoïste, menteur et affabulateur. « Puisqu’il y a de si belles bêtes en ce monde, j’en veux une part » déclare-t-il. Il pense aussi que ceux qui sont dans de mauvais travers le méritent bien par leur médiocrité, affichant ainsi un élitisme malsain. Tanizaki peint un homme qui pourrait être une caricature de certains Japonais imbus de leur personne, nationalistes fanatiques.

Cette histoire montre le Japon sortant déjà de sa gangue ancestrale, un Japon conquérant, voulant rivaliser avec les nations occidentales et s’inscrire dans le concert des grandes nations mondiales. Tanizaki met en scène un personnage brutal qui pourrait symboliser cette période d’expansion militaire que son pays conduit au moment où il écrit ce roman. Erotisme et nationalisme pourraient être les deux caractéristiques principales de ce texte mais ce que je retiendrai surtout c’est la virtuosité de l’auteur pour construire et développer son intrigue. Incontestablement Tanizaki est un maître du roman.