Lettres à Nelson Algren
de Simone de Beauvoir

critiqué par Saint-Germain-des-Prés, le 23 mai 2004
(Liernu - 56 ans)


La note:  étoiles
Quelques jours, quelques années avec Simone
Entre 1947 et 1964, Simone de Beauvoir écrira 304 lettres à Nelson Algren, dont on oublie souvent qu’il fut sa grande passion (eh oui, il n’y a pas eu que Sartre dans la vie de Simone…). Fabuleuses lettres recensées ici, magnifiques lettres et ceci à plusieurs titres. Vous pardonnerez, j’espère, la longueur de cette critique : passionnée par tout ce qui concerne S. de B., j’ai beaucoup de difficulté à économiser les détails…

Premier intérêt du livre, la relation amoureuse entre Nelson et Simone est atypique. Elle vit en France, lui aux Etats-Unis et aucun des deux n’est prêt à quitter sa « vie » pour l’autre, malgré un gigantesque amour. Du coup, ils compensent le manque en s’écrivant énormément, racontant leurs faits et gestes par le menu. Il est regrettable que les héritiers d’Algren aient refusé que figure sa part de la correspondance : nous n’avons qu’un lointain écho de ses réponses qui, lorsqu’elles sont indispensables à la compréhension, sont brièvement mentionnées. Néanmoins, on sent, grâce à l’écriture de Simone, le caractère extrêmement sensuel de leur relation, le tout feu tout flamme, qui rendra ce courrier indispensable aux protagonistes et qui fera de chacune de leurs rencontres une exception. « Avoir d’un coup beaucoup d’une chose me paraît préférable à en avoir continuellement un peu : mieux vaut dix jours de passion intense qu’une vie entière de tiède pseudo-amour, mi-indifférent mi-exaspéré, n’est-ce pas ? oh oui. Bien entendu, mieux vaut encore une éternité de brûlant amour pour Nelson. » Mais si la situation convient plus ou moins à Simone, Nelson finira par se lasser, étouffé par le besoin d’avoir une femme à ses côtés. En 1950, les quelques mois qu’ils passent ensemble aux Etats-Unis marquent la fin de leur relation amoureuse, pas de l’épistolaire. Ce séjour fut une catastrophe, Nelson avouant à Simone qu’il ne l’aimait plus. L’année suivante, il l’invitera pourtant à nouveau. Ce sera leur dernière rencontre. Quelque temps plus tard, le remariage de Nelson avec son ex-femme se révélera un fiasco. Il racontera ses déboires à Simone, qui le conseille du mieux qu’elle peut. Elle-même, à ce moment-là, aura un nouvel ami, de beaucoup moins âgé qu’elle. Ce jeune homme juif de 27 ans lui téléphone pour l’inviter et « Bizarre : en regagnant ma chambre après son appel, j’ai éclaté en sanglots, des sanglots comme je n’en avais plus connus depuis notre séparation. Quelqu’un voulait m’aimer et ce n’était pas vous. Accepter équivalait à vous redire adieu, un second adieu, et pourtant, il paraissait délicieux d’être aimée une fois encore, même pas par vous. »

Ensuite, on en apprend beaucoup sur les autres relations amoureuses de Simone. Notamment, elle est amenée à expliquer sa relation avec Sartre, qui est bien différente de ce que l’on croit habituellement. En effet, Sartre avait un besoin constant de Simone, non pas au sens physique (aspect qui fut rapidement évacué), mais au sens vital. Elle l’assiste, le conseille lorsqu’il écrit, le rassure, part en vacances avec lui. Tout au début de sa relation avec Algren, elle l’en avertit : « Mais ce que vous devez savoir aussi, tout prétentieux que cela puisse paraître de ma part, c’est à quel point Sartre a besoin de moi. Extérieurement il est très isolé, intérieurement très tourmenté, très troublé, et je suis sa seule véritable amie, la seule qui le comprenne vraiment, l’aide vraiment, travaille avec lui, lui apporte paix et équilibre. Depuis presque vingt ans il a tout fait pour moi, il m’a aidée à vivre, à me trouver moi-même, il a sacrifié dans mon intérêt des tas de choses. A présent, depuis quatre, cinq ans, est venu le moment où je suis en mesure de lui rendre la réciproque de ce qu’il a fait pour moi, où à mon tour je peux l’aider, lui qui m’a tellement aidée. Jamais je ne pourrais l’abandonner. Le quitter pendant des périodes plus ou moins longues, oui, mais pas engager ma vie entière avec quelqu’un d’autre. » Et vlan ! Pauvre Nelson, il a bien du mérite à rester calme ! Qu’est-ce qu’il devait l’aimer pour accepter un tel attachement. Et elle, on sent qu’elle cherche à se justifier, elle cherche les mots, se répète, veut que Nelson comprenne toute la complexité du lien Sartre-de Beauvoir.

Et puis je m’en voudrais de ne pas souligner combien ces missives sont riches en informations sur la vie intellectuelle, politique, artistique de l’époque. On croise un tas de personnages prestigieux, et on glane une anecdote par-ci, un fait historique par-là. Imaginez un peu tout le beau monde que S. de B. côtoie : Queneau, Mouloudji, Orson Welles (elle ira au cirque avec lui !), Giacometti, Camus, Vian, Cocteau, … Côté politique, elle rencontrera Fidel Castro, Khrouchtchev, madame Kennedy, Fabiola ( !), …

Enfin, dernière chose, pendant toutes ces années, nous l’avons vue travailler intensément à sa propre œuvre : « L’Amérique au jour le jour », « Les Mandarins », « Mémoires d’une jeune fille rangée », « La force des choses », « Une mort très douce » paraîtront au cours de ces presque vingt années de correspondance transatlantique.

910 pages de pur bonheur, d’émerveillement, de plaisir intellectuel, 910 pages de vie commune avec Simone, 17 années décrites avec force et pudeur, quelques jours de lecture pour aborder ce personnage fourmillant et, toujours, le regret de tourner la dernière page…
Regrets 8 étoiles

Cette correspondance est inattendue, passionnante et même parfois touchante. Il manque, bien sûr, les lettres de Nelson Algren , mais surtout (à mon sens) le texte en anglais des lettres de Simone: la traduction française, qui sonne bien, est-elle fidèle? On a du mal à imaginer
l'original, tant la langue est naturelle, spontanée, imagée. Qu'est-ce qui est de Simone? Qu'est-ce qui est de Sylvie?
Mystère ! par ailleurs, document précieux, surtout sur la période de l'après-guerre immédiat, et la présentation de la vie germanopratine à un Américain très américain et plutôt ignorant de la France. Il semble que la "froggie" ait rapidement exaspéré l'homme des bas-fonds de Chicago.
Détail révélateur d'un vrai sentiment : l'anneau de N.A. avec lequel S.de B. a voulu être inhumée.

Guyjean - - 96 ans - 20 janvier 2008


Simone de Beauvoir intime 9 étoiles

"Je suis heureuse d'être si malheureuse parce que je sais que vous l'êtes aussi, et qu'il est doux de partager cette tristesse-là"

Entre 1947 et 1964, ce sont quelques centaines de lettres que va rédiger Simone de Beauvoir à l'attention de Nelson Algren, une de ses grandes passions amoureuses. Une relation passionnelle, douloureuse aussi à cause de la distance; il vit à Chicago et elle à Paris, ils refusent de quitter leur univers pour rejoindre celui de l'autre, même si l'amour est bien là. Alors chacun noircit de nombreuses feuilles de papier pour dire à l'autre tout l'amour qu'il ressent. Pour lui parler aussi de son monde, de la société, de politique et de culture. (A signaler que Simone de Beauvoir écrivait en anglais à Nelson Algren, celui-ci connaissant mal le français.)
Formidable témoignage sur la vie politique et socio-culturelle de cette époque, avec de nombreux détails, des anecdotes et un sens de l'observation très pertinent de Simone de Beauvoir.

La relation entre Simone de Beauvoir et Nelson Algren prend fin début des années 50, le décalage est trop grand, chacun se lasse petit à petit de ce vide jamais vraiment comblé. Cela n'empêchera cependant pas l'un et l'autre de continuer à s'écrire, sur un ton quelque peu différent, celui d'une complicité retrouvée et de confidences plus intimes. Nelson Algren a trouvé femme et Simone de Beauvoir narre ses expériences à son ancien amant, en particulier sa vie avec Sartre. C'est très intéressant et nous en apprend beaucoup sur chacun. Sur leur travail aussi.

Une correspondance qui montre une femme forte, déterminée, ne craignant pas (ou alors elle le cache bien!) de blesser l'autre par excès de franchise. Une femme fragile aussi, qui se cherche souvent sans forcément se trouver et multiplie les expériences diverses en vue de s'enrichir. C'est humain, Simone de Beauvoir le raconte sans pudeur et ça la rend attachante. Il y a Simone écrivain militant et Simone femme amoureuse, éternelle adolescente.

Sahkti - Genève - 50 ans - 14 février 2007