Le Ministère du Bonheur Suprême
de Arundhati Roy

critiqué par Tistou, le 1 octobre 2022
( - 67 ans)


La note:  étoiles
D’Old Dehli au Cachemire
Etonnant comme une Keralaise – Arundhati Roy est née à Shillong, au Nord-Est de l’Inde mais a été élevée au Kerala - tout au sud de l’Inde, se sent concernée par cette situation plus que malsaine de l’Etat du Cachemire, au nord de l’Inde, aux confins de l’Himalaya.
Dans un essai publié 2 ans après Le ministère du bonheur suprême, Au devant des périls (https://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/61626), elle avait enfoncé le clou, notamment pour ce qui se déroule au Cachemire, où l’armée indienne démontre ce qu’elle peut faire de pire :

Dans cette conférence prononcée à New York le 12 novembre 2019 et publiée dans The Nation, Arundhati Roy alerte l’opinion internationale sur la politique du Premier ministre indien, Narendra Modi. En privant de citoyenneté une partie de la population musulmane de l’État d’Assam et en abolissant l’autonomie constitutionnelle de la Vallée du Cachemire, le gouvernement indien, animé par un courant ethno-nationaliste hindou, fait peser une lourde menace sur la diversité séculière du pays. Soucieuse de défendre les droits humains là où ils sont bafoués et pourraient l’être plus encore, irrésolue au silence, Arundhati Roy fait le lien entre cette marche en avant d’une nation hindoue et la montée des fascismes dans l’Europe du premier XXe siècle.

Etonnant ? En fait non. Arundhati Roy s’affiche comme une opposante déterminée à la politique de Narendra Modi, qui flirte dangereusement avec pogroms anti-musulmans et apartheid pro-hindous.
Deux ans avant cet essai- charge contre la politique actuelle indienne, elle avait traité le sujet – concernant le Cachemire – sous forme romancée : le ministère du bonheur suprême.
Problème : ce roman est à la limite de l’illisible, ou du moins de l’appréhendable. Se greffe, en sujet au moins aussi important que ce qui se passe au Cachemire, le thème des « hommes qui s’habillent en femmes », des transgenres, pour faire plus rapide.
Alors c’est vrai qu’évoluer in Inde, à Old Dehli en particulier, est une expérience étourdissante et désorientante, mais Arundhati Roy met le paquet. Le roman est plutôt long, 525 pages, mais surtout long à lire avec la difficulté qu’on éprouve à s’y retrouver avec des « changements de pieds » incessants.
Ca commence avec la naissance d’Aftab, qui nait, au désespoir de sa mère, avec les attributs des deux sexes. Elle dissimule autant que faire se peut cette situation compliquée mais …
Aftab va devenir Anjum, être opérée pour n’être « que » garçon mais, pas de bol, se sent femme, va se réfugier dans « La maison des rêves », une communauté « hijra », recueillir un bébé fille abandonné, s’en voir privé, puis finir par vivre dans un cimetière, recréant là son petit monde particulier (il est vrai que tout est possible en Inde !).
Mais très vite, nous allons laisser de côté Anjum pour nous intéresser à Tilottama, tendance femme rebelle (un peu le double d’Arundhati Roy telle que je l’imagine), au Cachemire. Puis tout va s’emmêler, se mélanger et, très honnêtement, on va basculer davantage dans de l’écriture poétique que dans du romanesque.
Il faut se laisser porter et accepter le tempo imposé par Arundhati Roy. Inutile de lutter, ce serait peine perdue. En fait on accède aux informations utiles au roman par blocs, mais avec la désagréable impression de ne pas vraiment savoir comment associer ces blocs.
Beaucoup d’informations et de considérations néanmoins sur l’Inde, l’Inde qui, avec Narendra Modi, vit une période compliquée, surtout pour les non-hindous ! Vive la religion et les maux qu’elle peut produire en ce bas monde !

»C’était comme si le Monstre dont nous sentons constamment, en Inde, la présence avec acuité avait soudain émergé en rugissant des profondeurs, et s’était conduit exactement comme nous nous y attendions. Une fois sa faim assouvie, il a replongé vers son antre sous-marin et l’ordre s’est refermé sur lui. Les meurtriers enragés ont rentré les crocs, sont retournés à leurs tâches quotidiennes d’employés, de tailleurs, de plombiers, menuisiers, boutiquiers, et la vie a repris son cours. L’ordre, du côté de chez nous, c’est un peu comme le blanc monotone de l’œuf dur, qui cache en son sein un jaune d’une violence extrême. C’est l’angoisse permanente dans laquelle nous vivons de cette violence, la place que tiennent dans notre mémoire ses exactions passées et notre terreur de ses manifestations qui imposent les règles nécessaires pour que les éléments d’un peuple aussi complexe et divers que le nôtre continuent de coexister, de vivre ensemble, de se tolérer et, de temps à autre, de se massacrer. »